Jean, crayon à la main …
Avant le temps des aides publiques, de l’île (Région et Conseil Général) et de l’Etat, de l’Europe même, en attendant celles de la C.O.I., la création artistique et culturelle était écrasée par les complexes du provincialisme. Qu’on imagine combien ils pouvaient être amplifiés la distance Réunion-France, par ce provincialisme maladif que cultivait l’îlemisère, écrasée de soleil et d’inégalités, caricature d’eugénisme réalisé, à laquelle la départementalisation désirée apparut vite comme un « tarzema » (1) … C’est dans ce contexte que Jean Albany créait, stimulé par Paris, par Saint-Germain des Prés comme le montre le beau film à trois versions de Jacques Baratier : « L’ami abusif », « Vavangue » et « Mon île était le monde » … Revenir devint son verbe-clef.
Bien des jugements qui sont portés en ce moment sur Jean Albany dont le nom, à lui seul, est déjà une aura, dont la notoriété va des milieux les plus populaires aux classes aisées, mais que, bien sûr, tel un vulgaire Leconte de Lisle, ou même de sacrés MariusAry Leblond, on ne lit pas , on ne connaît pas, bien de ces jugements sont hâtifs, parfois injustes, bien sûr réducteurs, parce qu’ inspirés par des circonstances, des contrastes, des effets-deretour. ..
Jean Albany-l’écrivain a bénéficié de commentaires, d’études (2), de rééditions, d’éditions posthumes (« Amour Oiseau Fou », et l’excellent « Croix-du-Sud »), d’expositions de photos (« Le Paris de Jean Albany » ,85-86), et même d’une popularisation par les sons de sa voix et par ses chansons mises en musique (cassette « Chante Albany ! » tirée et vendue à 2000 exemplaires de 78 à 93, hors de tout système commercial).
Il restait à découvrir Jean Albany-le peintre. Mais ce mot convient-il ? Des expositions eurent lieu, notamment au Musée Léon Dierx, qui, présentant tout, dans une ambiance d’affectueuse ferveur amicale, prenaient le risque d’enfermer Albany dans l’apparence d’un tout achevé : c’était tout ce qu’on connaissait de lui à l’époque … L’enfermer dans une image de peintre, ce qu’il n’était pas, à proprement parler.
Dix ans après sa disparition, voici que l’exposition de l’Artothèque résulte d’une redécouverte : celle de ses « effets »-ô combien nombreux-rapatriés par sa famille dans l’île, alors que le « 7, Rue du Dragon » qui était « Chez l’auteur », mention célèbre de ses livres, tous produits à compte d’auteur, devient fin 94 l’immeuble réquisitionné par les amis de l’Abbé Pierre ! Etranges retours du sens que Sylvie Albany, son épouse, nous signalait depuis la Guyane où elle réside …
Au lieu d’un tout, une rétrospective qui semblerait placer la peinture à l’huile au rang des « aboutissements », l’exposition « Art – vavangue » met l’accent sur les recherches très spontanées, crayonnées, ou tracées d’un pinceau d’aquarelle léger et rapide, ou liées à des aperçus, des coups d’œil, des sensations fortes, comme celle qui suscita cette belle vision de pêche à la « sène » que l’exposition nous révèle. Il y a plein d’autres petites choses à découvrir.
On ne cherche pas, par cette expo à nous prouver : « Voyez tout ce qu’il savait faire !’’ C’est autre chose qui a guidé le choix du commissaire de l’exposition : sans chercher le didactisme, il nous a confronté çà et là des recherches de matières, de sujets, de transpositions très différentes. Il en a appareillé d’autres qui avaient une parenté. Ainsi les recherches abstraites d’Albany, que le film de Baratier nous avait révélées : on aimerait en voir plus, elles sont sous la varangue de la « maison Mas » …
Il y a toutes ces « crayonnades », que je fais volontiers rimer avec promenades, et qui sont bien l’esprit de « v a v a n g u e », disponibilité sensuelle et hyper-réceptive aux formes, couleurs et signes humains du monde, signes divins peut-être aussi.
Marins de Djibouti, croquis faits à Tananarive, vues éthérées des îles cyclades (« Archipels » demeure le livre le plus méconnu d’Albany : il y parle de la Grèce qui, avant « Stamboul », l’envoûta), portrait de son Tonton Alfred … qui devint aussi une chanson chantée par Alain Péters ! Place de Fustenberg à St Germain des Prés. Minarets. Soleils couchants sur des récifs faits d’un trait, d’une éraflure …
Toute cette production ici partiellement montrée, s’il fallait la « référencer », comme disent les professeurs d’Ordre, on verrait un peu de tout dans l’ambiance de sa réalisation. Les influences si diverses, en tous cas, dans le choix que voici présenté à l ‘Artothèque, me semblent se fondre dans une légèreté, une liberté albanyennes … Dans la hardiesse contenue : il y a ici des recherches personnelles jamais exposées que Pierrot Yidot et Wilhiam Zitte redécouvrirent, fin 94, cachées parfois entre des paquets de feuillets écrits …
Le dialogue entre les croquis et les textes se fait parfois dans la marge, avec des hardiesses comme ce sexe dressé qui exprime l’étonnement de la vie recréée malgré tout, partout… La vocation poétique de Jean naquit presque sous les bombes, en Sologne, pendant l’exode, en 1940. Son seul enfant, Ludo, fut conçu et naquit en temps de Créolie, dans une soixantaine qui apportait au poète la tardive reconnaissance de son île en ébullition de jeunesse abondante …
Jean Albany avait préétabli une sorte de système esthétique dont le grand retour au Créole (comme langue) et au pays créole fut le pivot central : il fut introducteur du modernisme à La Réunion, peut-être, mais introducteur créole, c’est ce qui compte. A l’époque où bien des gens de passage s’amourachaient de l’île, au point d’un laisser même, parfois, une recherche enamourée (Je pense à Raphaël Ségura), Jean Albany qui vivait en marge des grands regroupements idéologiques divisant l’île dans les années soixante et soixante-dix, vivait sans tapage la prééminence d’un hédonisme inspiré par l’Art, où pointait de plus en plus un « vouloir créole » que la caricature maintenant attachée au mot « Créolie » trahit bien sûr.
En somme cette exposition d »‘Art-vavangue » né de l’exil est l’envers d’un doudouisme même si les thèmes traités peuvent y faire penser. Albany a retrouvé son pays populaire en force via la chanson : il en a écrit beaucoup, fut le seul à publier des chansons avant qu’elles soient chantées. L’essentiel de ses efforts est dans cette dimension, pas dans les recherches plastiques. Celles-ci sont des condensations passagères qui, tout compte fait, vivent encore de leur caractère spontané et « trouveur », même si parfois la technique picturale fait défaut, ou n’est essayée que pour une œuvre…
On me dit que Georges François, poète créole de la fin du temps colonial, peignait, en tous cas Léon Dierx peignait aussi. Y a-t-il eu d’autres écrivains-peintres dans l’île ?
Avec Albany une ivresse libertaire passe par tous les signes laissés par l’auteur de « Zamal » (il fallait oser ce titre). Les « Entretiens avec Jean Albany » (Ader, 94) permettent de découvrir quelqu’un qui « touchait à tout » et aurait fait un merveilleux Directeur de maison de la Culture. Les édiles de l’époque n’ont pas su prendre les bonnes décisions, comme pour les systèmes de transports, comme pour l’Urbanisme … Alors que nous subissons leurs bévues dans nos vies quotidiennes, ce que laisse Albany, lui, continue à « émettre » un oxygène créatif, mais intime, sans ligues ni drapeaux.
Alain Gili
Extrait du catalogue « Art vavangue »
(1) des bobards …
(2) Comme : D.R. Roche « Lire la poésie réunionnaise Contemporaine’’ : Carpanin Marimoutou »L’île écriture ».