Extrait de l’ouvrage « les Lanternes soudes » publié avec le concours de l’Artothèque du Département de l’île de la Réunion, la DRAC et Courants d’Art, 2004
Les voies qu’emprunte Yo-Yo Gonthier, pour faire le portrait de son île, semblent au premier abord multiples et indirectes. Pourtant, à y regarder de plus près, elles s’associent et convergent pour nous mener au cœur de l’identité réunionnaise.
Loin de nous offrir l’imagerie attendue de paysages volcaniques grandioses, d’une nature luxuriante bordant un océan turquoise (cliché qui, comme tant d’autres, contient pourtant sa part de vérité) Yo-Yo Gonthier nous propose une vision urbaine et nocturnal, un tableau composite, brossé à petites touches, fait de navires en attente, de friches industrielles, d’architectures post coloniales, de constructions éphémères, d’éléments d’urbanisme, de reliquats de nature. Une approche quasi archéologique où l’homme n’est présent qu’à travers ses oeuvres.
Dans cette île de tous les métissages, il se montre d’abord sensible au frottement des choses entre elles qui engendre des étincelles de vie : à la rencontre des influences culturelles venues d’Afrique, d’Asie, des colons européens ; à la cohabitation difficile entre l’activité humaine et le milieu naturel que révèle, non sans dérision, une âpre rivalité entre arbres et réverbères. Il donne à voir la friction du passé et du présent à travers les rêves en miettes des navigateurs de jadis, à travers des architectures vernaculaires, des vestiges de sucreries, abandonnées ou en activité, héritières de l’économie esclavagiste. Il met en scène la confrontation de la lumière et de l’obscurité d’où jaillissent ces images.
Paradoxe, que ces lanternes sourdes, de ces lumières allumées pour être vues et non pour éclairer, pour guider l’égaré dans un monde sans repères. Sourdes, ces lanternes se font veilleuses pour les aveugles que nous sommes, pour les étourdis qui les confondent avec les vessies de l’agitation productiviste, pour les embarqués du Grand manège où tourne le capital à la poursuite de lui-même.
Paradoxe, que cette photographie ancrée dans la réalité du monde mais libérée de sa prolifération contraignante, de l’injonction de fidélité attachée à toute démarche documentaire. Ici, le photographe ne taille pas dans le continuum de la réalité visible. Nul besoin d’élaguer le superflu déjà absorbé par la nuit. Pas de hors champ. Son geste est proche de celui du peintre devant la toile vierge, de l’écrivain face à la page blanche ; de l’écran noir de la nuit surgissent des formes qu’il modèle, sculpte au gré de sa lampe-pinceau pour faire émerger le sujet dans sa pureté. A l’attitude soustractive du reporter, il substitue le geste constructeur du dessinateur. Nulle hiérarchie entre ces deux positions. Simplement deux dispositions d’esprit, deux types de création, de ce-création du monde.
Une re-création née un jour d’un dessin automatique sur un carnet de croquis. On y voit une barque dans la nuit, dressée sur ses tins ; au-dessus, des fils sont tendus où, accrochées, comme du linge, quelques étoiles brillent. Des annotations, encadrent ce dessin, comme autant de préceptes destinés à accompagner le voyageur dans son parcours d’image : « Ne pas prendre de raccourcis », « Ne pas trop nourrir la tête, sous peine de déséquilibre », « Ne jamais perdre de vue les étoiles de survie. Danger de mort ».
De ces étoiles-lanternes séchant avant le départ, un monde est sorti. Ce n’est pas le premier : d’autres, très anciens, peuplés de créatures fossilisées, l’ont précédé. Yo-Yo Gonthier est aussi démiurge. Mais, homme discret et posé, artiste méditatif, il ne s’en vante pas.
Jean-Christian Fleury