Take care of the sens !
À propos de mémoires organiques et autres réminiscences
Installation de Sophie Bazin
Cette installation ayant rapport à la mémoire, avant de me séduire (conduire à l’écart, dit-on en latin) et de s’exposer à moi comme une évidence, m’a parue quelque peu ambiguë. Le thème de réminiscence, dans le sens commun d’image remémorée du passé, est traité à la fois comme une expérience et son résultat. Déchausse-toi et tu entendras la mer, invite et nous promet SB d’emblée (le pari sera aussi réalisé si vous entrez chaussée, mais on perdra beaucoup à l’esthésiomètre). Sur le seuil alors, laisser avec les chaussures les tracas du dehors, participer, en l’occurrence ici, faire autrement l’expérience de la mer et revenir avec un souvenir.
Elle sollicite un sens, souvent oublié par l’art contemporain sinon par toute manifestation de la vie publique- formatée par la télévision et donc limitée à l’audio-visuel ignorant de sens premier-, le toucher. Débouchez vos orteils, mal-entendais-je ! Et, c’est sûrement le propos de l’art : changer nos perceptions pour nous faire toucher un monde, celui de l’artiste, l’artiste, nous, le monde. Élargir la sphère du privé, vers une douce intimité avec le tout. Elle a tapissé la grande salle de plumes rien que pour nos plantes de pieds. Des plumes rien que pour nos plantes de pieds. Des plumes blanches et jaunes parsemées parfois de taches noires. A quels volatiles appartiennent ces organes ? (Seul leur épiderme produit ces tiges souples portant des barbes, et servant au vol, à la protection du corps, et notamment au maintien d’une température propice à la vie). Sur ces plumes donc, nous, pieds nus, entendons la mer. Une bande sonore. Elle se brise sur les récifs, clapote dans le lagon, cris d’enfants qui jouent. Dans quelle légende déjà survoler la mer est interdit aux oiseaux ?
Sur les murs, des photographies de grande dimension rattrapent les regards qui chaviraient sur les plumes, qui aussitôt reconnaissent des rivages dans lesquels, pourtant, baignent des formes non identifiées (mollusques, champignons, corolles ?). Quels intérieurs couvrent ces coquilles ? Nous déambulons sur la plage (certains avec les chaussures). Prendre le temps, ne pas hâter la souvenance.
Un rideau. Traverser. Le grondement du ressac s’éloigne. Curieusement nous marchons comme on dit qu’on touche terre sur le paquet du cabinet. C’est comme à la maison reconnaîtront certaines plantes de pieds (les semelles résonneront). Ici, conserver dans des cristallisoirs des paroles silencieuses au fond des pensées, des pierres vivantes d’origines, dit l’artiste. Des organes en bronze et principalement en raku, pétris de terre et magnifiés par le feu, s’entassent en équilibres précaires, immergés et radieux. Nous, hors de l’eau, identifions molignons, champirolles, collusques, déjà croisés sur les murs de la plage. Parties de nous face à nous. Nous face à la mer. Se rappeler l’absence de ce qui ailleurs aussi fait défaut, qui hier déjà nous manquait, ce sens du toucher, d’être en contact, bref la question, faut-il se mouiller ?
C’est une installation mnémonique (ayant rapport à la mémoire). Pour sortir, revenir sur ses pas. De quel côté du miroir se trouvait le dodo, ou je ne me rappelle plus quel personnage de Lewis Carroll, quand il recommandait à Alice de se préoccuper du sens ?
Sortir de la léthargie- du grec lêthê, de l’oubli. Ne pas oublier ses chaussures est un détail.
Johary Ravaloson, 13 avril 2006