Après leur première exposition que deviennent les artistes ?
Initiée en 2001 cette série « Première exposition » vise à promouvoir un artiste débutant en lui apportant tout le soutien nécessaire à une première exposition personnelle.
Au total, ce sont onze plasticiens qui ont bénéficié de ce programme lequel leur a ouvert la voie vers une professionnalisation dans les meilleures conditions.
En 2014, c’est « PASSAGE » qui poursuivra cette série. Le principe de la première exposition y est maintenu mais cette fois avec l’idée d’un parrainage, d’un passage entre un artiste reconnu qui accepte de présenter un jeune artiste dont il a perçu une créativité à encourager.
2017, semblait être un bon moment pour évaluer cette formule originale par sa volonté de soutenir la jeune création qui a ponctué, chaque année, les activités de l’Artothèque depuis 2001.
Ce qui est pour eux représente une mise au point sera pour nous à l’Artothèque une sorte de bilan de cette activité prometteuse où aucun pari n’est gagné d’avance.
Le métier d’artiste est un métier difficile et ceux-ci l’ont choisi en dépit des aléas inhérents à cette profession. Ils manifestent là la preuve d’un fort courage. Certains ont renoncé face au défi.
Eric Grondin en 2001, Esther Hoareau en 2002 ; Freddy Duriès en 2003 ; Mounir Allaoui, en 2005 ; Benoît Pierre en 2007 ; Vivien Racault en 2008 et Genathena en 2014, après leur première exposition, ont tous accepté de participer à cette exposition collective, de montrer leurs dernières œuvres et le chemin parcouru depuis leurs débuts à l’Artothèque du Département de La Réunion.
En suivant leur parcours, en observant leur évolution et en voyant le travail réalisé aujourd’hui, ils nous confortent dans l’idée qu’il est important de maintenir ce qui représente un concept toujours vivace et profitable aux jeunes artistes.
Artiste… un métier
La reconnaissance de l’artiste a été un long combat mené dès la Renaissance italienne. Edouard Pommier[1] attribue à Dante l’invention du mot artista. Mais deux siècles seront nécessaires à l’affirmation de son existence, de sa singularité, de ses pouvoirs.
Ce seront tout d’abord des textes, des théories, des discours, une attention faite aux œuvres d’art qui formeront les premières synthèses de l’histoire de l’art, laquelle attribuera à l’artiste de plus en plus de place. Son image prend de l’ampleur. Les autoportraits se glissent à l’intérieur des fresques, sur les tableaux, les peintres s’affichent discrètement au début puis se représenteront conscients de leur art. Cette émancipation sera confortée par la création des institutions, le musée qui protège et conserve les œuvres et surtout l’Académie créée à Florence en 1563 qui offre un lieu aux artistes en même temps qu’une reconnaissance. L’Académie prendra une ampleur telle qu’elle retiendra l’attention de toute l’Europe.
En France, l’Académie des Beaux-arts, héritière de l’Académie royale de peinture et de sculpture instituée au XVIIème siècle, sera créée en 1803. C’est elle qui contrôle les Salons et qui expose les artistes membres. Ces salons deviendront vite symbole de conservatisme et seront rapidement contestés entraînant la création des salons indépendants en marge du Salon officiel à l’exemple du Pavillon du réalisme de Courbet en 1855 et surtout le Salon des Refusés de 1863 regroupant les 3000 œuvres d’artistes refusées par le jury de l’Académie.
La Révolution supprimera les corporations et académies et le mot même d’artiste apparaîtra pour la première fois dans le vocabulaire administratif en 1798.
Sa singularité valorisée, l’artiste mis en scène dans la littérature (Balzac) prendra cette image de génie détenteur d’un don, méconnu et marginal qui se sacrifie pour son art. Cette image s’accompagne d’une part de mystique ; l’artiste apparaît tel un élu qui a reçu la grâce. Nathalie Heinich[2] y voit, aujourd’hui, une « élite ». Souvent considérés comme des héros, les artistes s’enrichissent, pour certains, de manière spectaculaire ce qui n’était pas le cas au XIXème siècle. Le mythe quant à lui perdure et l’image du marginal est cultivée.
Tous n’ont pas cette reconnaissance recherchée mais le nombre d’artiste croissant expliquerait cette disparité.
Disparité encore plus forte chez les femmes artistes. L’affirmation égalitaire du XXème siècle a réduit de manière sensible les différences entre hommes et femmes artistes mais les grands noms de femmes artistes restent ceux de fortes personnalités féminines ce qui souligne l’extrême difficulté de s’affirmer dans le domaine artistique.
Exposer… les lieux
Alors, pour se singulariser, l’artiste doit se confronter aux autres artistes, aux institutions et surtout à son public. Il lui faut, s’exposer, exposer ses œuvres : être visible.
La condition d’artiste varie d’une époque à l’autre et, depuis les Salons d’autrefois, les lieux d’exposition se sont multipliés. Des guides et sites internet proposent des méthodes pour mener à bien une carrière d’artiste qui nécessite du temps de l’énergie et une véritable passion.
Pour se constituer une identité artistique et professionnelle, l’artiste doit présenter ses créations ; il a le choix d’un grand nombre de galeries, de foires, de salons, d’institutions comme les centre d’art contemporain, les musées, les FRAC, les artothèques ou encore le Web qui intéresse de plus en plus l’art contemporain.
Les artistes exposés aujourd’hui ont tous réalisé leur première exposition à l’Artothèque de La Réunion. Une artothèque du bout du monde, dans l’Océan indien qui reste dynamique et ouverte à la jeune création.
Expérience profitable à tous qui y ont trouvé considération, crédibilité et visibilité des œuvres et du créateur et qui se poursuit dans le temps au travers de catalogue édité à l’occasion.
Cette première exposition a été « un tremplin » pour certains (Freddy Duriès), « une expérience artistique fondatrice, et humaine extraordinaire » (Vivien Racault), « l’occasion de renforcer mon envie d’évoluer dans le domaine des arts » (Mounir Allaoui), la très simple « reconnaissance » (Genathena), voire « Un bouleversement » (Benoît Pierre).
Tous soulignent la bonne visibilité, la professionnalisation, et la crédibilité qui ont été les clés permettant d’ouvrir d’autres portes et entrer de plain-pied dans le métier d’artiste.
Institutionnalisée dans les années 80 au même moment que les FRAC (Fonds Régionaux d’Art Contemporain) destinés, eux, à constituer des collections d’Art Contemporain en Région, les artothèques avaient, quant à elles, mission d’initier à l’art contemporain à travers le prêt d’œuvres d’art originale. Depuis 1991, l’Artothèque de La Réunion œuvre dans ce sens. C’est ainsi que les œuvres acquises pour le prêt circulent dans les bureaux des administrations, les entreprises, les autres centres d’art mais aussi chez les particuliers qui souvent s’attachent aux œuvres accrochées à leurs murs et qui décident, finalement, de ne plus s’en séparer et s’engagent dans l’achat d’un exemplaire de l’œuvre auprès de l’artiste (une photo, une estampe…). Situation très satisfaisante pour l’artothèque qui y voit presque l’aboutissement de son travail et surtout la reconnaissance de l’artiste (Esther Hoareau). « C’est une institution qui met aussi beaucoup en valeur les œuvres tout en ne les déliant pas de la vie quotidienne. On peut louer des œuvres à l’artothèque, ce qui permet de les faire vivre réellement, de ne pas les momifier » (Mounir Allaoui). « … cela permet à l’œuvre de vivre après sa création, à travers des expositions … ou le prêt d’œuvre » (Genathena).
De jeune créateur à artiste confirmé.
Les dossiers de ces artistes parlent d’eux-mêmes et nous disent le chemin que chacun d’eux a parcouru, non seulement en multipliant les rendez-vous artistiques marquants mais aussi dans la qualité et évolution plastique de leurs œuvres.
« Cette première exposition était sans aucun doute inégale – certaines œuvres ont mal vieilli, miroirs déformants et reflets pénibles de l’expression « œuvre de jeunesse » – mais elle naissait d’une ambition sincère et sans limite de créer une œuvre totale… » (Vivien Racault). La fraîcheur toute juvénile de « Flirting with myself » d’Esther Hoareau se retrouve et s’affermit aujourd’hui dans cette légèreté et ces aspirations aériennes qui caractérisent son travail.
« Aujourd’hui, je poursuis un travail héritier des problématiques ouvertes lors de ces premiers travaux … Je passe du régime de l’addition à celui de la soustraction : loin d’une simplification, ce geste introduit de la complexification, une épaisseur qui naît de strates, un dessous et un dessus qui se mélangent. Une voix s’est ouverte » (Benoît Pierre).
« Je retire de cette aventure l’idée que les pratiques artistiques contemporaines ont un contexte favorable à leur émancipation sur le territoire réunionnais, mais que comme dans tout domaine, il faut persister, il y des difficultés, il faut continuer à donner une forte valeur au travail artistique malgré les difficultés, et ce, sans pour autant trop le sacraliser ou le fétichiser. La sacralisation et le fétichisme sont des risques liés à l’Art de manière générale. Ce domaine d’activité, pour de bonnes et mauvaises raisons traîne encore des apparats « magiques ». Ces apparats font à la fois son sel et ses illusions… » Ces réflexions de Mounir Allaoui nous montrent la maturité et le recul de l’artiste depuis sa première exposition et qui s’impriment dans ces créations actuelles.
Balancée entre dessin et photographie lors de sa première exposition, Genathena semble se concentrer sur le dessin, un dessin déjà imprégné de manga qui s’affirme à présent avec ses touches sombres et troublantes qui interrogent la condition de l’artiste qu’elle accompagne d’un pamphlet.
Tous ensemble, nous offrent une exposition de qualité dont les propositions diverses permettent d’envisager une variété de médium et de porter un regard sur les préoccupations contemporaines de ces jeunes créateurs. Enfin, il est satisfaisant pour l’institution de voir ses engagements couronnés de réussites grâce au mérite des artistes dont les promesses se tiennent.
Caroline de Fondaumière
Historienne de l’Art
(In catalogue d’exposition : « Première expo…Et après » 2017)
P.-S.
Nous regrettons l’absence de dernière heure d’Eric Grondin retenu pour des raisons de santé que nous lui souhaitons meilleure. Son projet se présentait comme la continuité de l’exploration du multimédia déjà abordé lors de son exposition « Sphère de solitude éclatée » en 2014, à l’Artothèque, dont le catalogue est en ligne, avec, cette fois-ci une mention toute particulière pour la musique.
[1] Edouard Pommier, Comment l’art devient l’art dans l’Italie de la Renaissance, Gallimard, 2007.
[2] Nathalie Heinich, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, 2005.