Bernard TILLUM
Une ballade dans les champs colorés de Bernard TILLUM
Invitation au voyage dans la toile
Le spectateur entre aisément dans les tableaux de B. Tillum. Un accès est directement peint, souvent situé dans le bas du tableau. Il emprunte un chemin de terre ocre, marche sur des galets gris bleutés, saute dans une rivière d’un bleu céruléen ou des bassins de jaunes verts bleus.
Son regard commence à circuler, est arrêté par une couleur, un motif, une touche, un geste, un détail. Il remarque d’autres chemins qui tracent des sorties dans et hors du tableau vers l’horizon et les faux-horizons, les ciels, les là-bas derrière où mènent les sentiers peints qui ont bifurqué dans des sous-bois.
Il arpente donc ces morceaux de nature parsemés de champs à cultiver, participe à ses activités de planteur ou de pêcheur, à travers une pratique de la peinture.
Il approche le peintre par le biais de son univers pictural et à travers lequel il le reconnaît assez vite. Car avec des emprunts nets aux œuvres impressionnistes et post-impressionnistes composées de petites ou larges touches, et en regardant au moins trois tableaux, il reconnaît sa signature. C’est un Tillum! : un « romantique », ayant le goût du pittoresque et l’art des détails et un « réaliste » qui s’identifie au planteur pour mieux le représenter.
Sur son chemin de terre sillonnant l’espace à forts dénivelés, le planteur géo-poète a arrêté son bœuf tirant la charrette pour contempler, là, en bas, une rivière qui s’écoule, petite et pourtant remarquable par ses bleus de fraîcheur. Les roues de la charrette, les sabots du bœuf, les pieds du planteur dessinent une ligne qui y conduit. Le bleu de la charrette et celui du cours d’eau confirme ce trait unifiant. C’est Sans titre. Charette dans les Hauts (1996.36.01).
Le spectateur s’identifie alors au paysan figuré. Il occupe sa place, adopte son point de vue pour regarder, à son tour, ce qui n’est pas donné à voir dans sa totalité et ouvre ainsi son imaginaire. Où conduit cette rivière ? Ce sentier qui monte ou qui s’enfonce ? Ces points de fuite à l’intérieur d’un paysage peint frontalement ?
Dans ses tableaux, B. Tillum entrecroise des mondes réaliste et fantastique, « habités » même lorsque l’humain en est absent. Cap Mahé (1992.39.02) est un moment de paysage, digne d’un conte. Y est représenté un bord de mer ou un phénomène surnaturel, une réalité rendue imaginaire, une nature prise par sa propre force, la « sur-naturant », devenant presque dévorante.
a. Ancrage, situation artistique
Le peintre vit à Saint-Joseph, un coin de nature, proche d’un volcan serein et bouillonnant où, nous urbains, y allant, prenons juste le risque d’être pris par les forces minérale et végétale, à l’entre-deux de l’eau des rivières et de l’océan.
Le spectateur peut éprouver cette « expérience de l’originaire », face aux tableaux magiques et « romancés » du terrestre.
B. Tillum représente le monde de la terre avec les moyens de la peinture à l’huile. Ses peintures sont par leurs contenus constitutifs d’emblée du patrimoine artistique créole et d’une histoire de l’art à La Réunion, une histoire qui émerge, entre autres, de nos paysages « pittoresques », dignes d’être peints.
Alors, B. Tillum les peint, en les romantisant dans une fougue maîtrisée. C’est humble et grandiose à la fois.
L’œuvre de mémoire d’un « espastan lontan » entre dans la collection de l’Artothèque de La Réunion, dès 1992 avec Letchis, Le cap Mahé, Le petit planteur et Charette bœuf, un Sans titre (Charette dans les hauts) en 1996, puis Le Pont, La Rivière, Pêcheurs bichiques et Paysage en 2009.
Ses modes et codes de représentation sont bien du 19ème siècle romantique, animé par les révolutions politique, sociale et industrielle qui conscientisent les artistes de diverses parties du monde et orientent leurs pratiques.
Nous connaissons A. Le Roy, C-H. Potémont, A. Roussin, contemporains de ce siècle à La Réunion – leurs œuvres romantiques, pittoresques, de couleur locale, sont sur les cimaises du musée Léon Dierx. Nous connaissons moins B. Tillum.
Les catégories esthétiques citées ci-dessus caractérisent aussi ses peintures. Mais s’y rajoutent les couleurs lumineuses impressionnistes, les touches expressives, en particulier celle de Van Gogh auquel le peintre semble rendre hommage avec Paysage, une reprise ou des réminiscences de Champ au blé vert avec cyprès de 1889.
S’y rajoute l’un des thèmes privilégiés des peintres de la réalité sociale – le monde paysan. B. Tillum le connaît et le met en scène dans ses tableaux, heureux dissonants, dans notre espace contemporain. Réalisés dans les années 1990, ils soumettent à notre regard le temps de l’humain droit et soumis face et dans la nature.
Il aime surtout peindre. Face à ses peintures, une multiplicité de petits accents matériels irisés émergent et viennent toucher l’œil car il a sa gamme de touches colorées, sa palette de teintes de vert, de jaune, de bleu, de pointes de rouge et pourpre. Des plus claires au plus foncées, celles-ci utilisées avec parcimonie, pour suggérer les sous-bois, les espaces profonds.
b. Les décors paysagers des planteurs
Le spectateur s’arrête devant Le Pont jaune (2009.05.01). Il découvre d’autres petits paysages mis en abîme, entre les arches qui soutiennent le motif du pont. À l’intérieur du premier petit tableau, à gauche, se situe un point de fuite, au centre du tableau plus grand, là où le regard échappe. Tel à gauche et en haut, où il peut marcher dans le sentier qui monte vers le ciel.
Le mur de soutien du pont, devient lui aussi support à peindre. Il est envahi par des touches de vert et de jaune, laissées sur la toile, un peu à la manière de Monet pour son Bassin des Nymphéas.
Le spectateur imagine l’habitant de cette petite maison qui surgit d’un des verts et pointe le rouge de son toit. Comme face à Letchis (1992.39.01), une représentation, en légère contre-plongée, d’un espace habité sans la figuration de ses habitants.
Letchis est un arrêt sur image d’un déroulement de journée autour d’une habitation : les branches d’un pied de letchis fléchissent sous le poids de leur chargement. Sous cet arbre vert et rouge, sont peints à gauche une charrette cassée et à droite, des poules qui picorent. Du mort et du vivant de par et d’autre du tronc dans un décor de vie habituel des gens de la terre. Il se passe des choses ici. Dans ce carré de sol brûlé, de terre damée, dans cet ovale bleu. L’organisation spatiale d’un terrain d’habitation se transpose dans le champ de la toile montrant un monde d’auto-suffisance.
Les volets avec ses « z » de la maison créole sont ouverts.
c. La figure du petit planteur « connecté »
Les personnages sont représentés dans leurs actions. Leurs postures sont simultanément attitude, expression, sentiment, … Seulement un planteur est représenté de face et de grande taille, dans Charette bœuf (1939.39.04) et Le petit Planteur (1992.39.03) où il semble vouloir désigner au spectateur, l’étant du monde rural.
Les autres sont peints de dos, de profil, dos courbés à la tâche et disposés tout petits dans l’espace de la toile, avec un souci de symétrie. Ils sont anonymes.
Dans leurs activités de labeur, se dégage une humilité, une sérénité avec Pêcheurs bichiques (2009.05.03) par exemple, une toile remarquable par des parti-pris simples : planter l’action sur l’axe vertical central, user d’un double contraste coloré de quantité et de complémentaires dans un quasi monochrome bleu.
Avec La Rivière, transparaît un grand bonheur de vivre. Dans ce moment de relâche, des mères continuent à concilier leurs tâches avec le plaisir de veiller sur leurs petits baigneurs dans le bassin plus haut.
Et c’est d’abord de la fierté qui émane de Charette bœuf (1939.39.04), un joyau car il en comporte un .
Le regard sur ce tableau révèle une dimension symbolique des motifs choisis, des couleurs, des gestes du peintre. Tout semble pensé c’est-à-dire relié pour garantir ces excroissances de verts dans la dureté de la vie rurale. La charrette, le bœuf, le planteur sont reliés graphiquement – l’homme tient la corde qui le relie à l’animal, lui-même encordé à la charrette – et par la couleur, un mauve délavé pour cette charrette et pour modeler les côtes du planteur, un mauve plus soutenu pour le harnais du bœuf, trois localisations d’une même couleur sur les trois protagonistes de la toile. Plus une : ce pourpre lumineux surplombant l’animal fait montagne d’or, promesse de récolte fructueuse.
Le visible du tableau exprime beaucoup plus que de la fierté. Il révèle le lien essentiel d’interdépendance entre la charrette, le bœuf et le planteur, qui garantit le vivant.
Comment habiter le champ de la toile ?
À ce stade du regard, il semble au spectateur que le peintre installe d’abord le décor paysager pour ensuite y camper ses personnages. Aussi, c’est l’espace physique de la toile qui est considéré car le propos n’est pas de faire semblant. Le spectateur le comprend assez vite.
Les rapports entre les figures dans les tableaux lui semblent impossibles dans la réalité.
Charette bœuf (1992.39.04), encore, montre deux postures incompatibles. Le mouvement arrêté des pattes du bœuf exprime un puissant élan alors que le planteur, bien droit, chemise ouverte, torse bombé, de son seul bras tendu, stoppe l’animal dans sa course.
Le petit planteur (1992.39.03) encore, superpose une vision proche sur une éloignée. Au tout premier plan qui rapproche la figure du planteur posant pioche en main, de celle du spectateur, succède immédiatement le second plan, derrière et plus bas, avec deux petits personnages animant le paysage de culture.
L’œil se fait plaisir, va dans les Bas, monte dans les Hauts, serpente, et entre dans les petits plaisirs qui sont grands comme une scène de baignade dans La Rivière.
Le temps semble arrêté, le mouvement ralenti, pour mieux donner à voir et à entendre ce que peuvent raconter les ciels et les nuages du peintre, pour certains impressionnants.
Colette Pounia, Docteure en arts et sciences de l’art
14 novembre 2021