Latwal rapyésté
Une des premières œuvres de Bernard Tillum1 représente une femme -sa mère- assise à l’intérieur d’une chambre au sol de plastique rouge et blanc, devant la porte ouverte sur la bordure de fleurs au pied d’un mur mitoyen.
D’une boîte blanche posée sur ses cuisses, débordent des couleurs (formées par les rosaces). La femme fait dos à un lit recouvert d’un tapis. Tapis qui rappelle le temps longtemps, les histoires d’enfants, d’après-midi de couture où femmes et « marmay » s’entretiennent de leur ouvrage en cours. Je me plais à imaginer des « nénènes » parcimonieuses, des femmes de tous âges, générant une infinie patience, une solidarité complémentaire et une force de survie qui transcendent les clivages ruraux ou urbains, voire nationaux.
Constitué de polygones de tissus assemblés, le tapis mendiant se perd dans la nuit de la mémoire de la créolité ordinaire. Il évoque les temps de misère d’après-guerres, tels que les vieux les racontent. Rigueurs qui ont influé sur les développements économiques. L’ingéniosité des artisans de l’île pour parer aux manques de produits d’importation pour constructions ou à usage domestique ! Effort de toute une communauté !
Cette activité de couture s’est transmise par les femmes, jusqu’aujourd’hui, même si la longueur du temps de fabrication et l’organisation rigoureuse du montage ont contribué à une récession de la création. A travers les associations de formations ménagères et d’insertion, grâce à la prise de conscience pour la sauvegarde du patrimoine culturel et artistique réunionnais et accessoirement au développement des tourismes commerciaux, un intérêt nouveau, écologique, patrimonial et artistique s’est manifesté, qui a contribué à réhabiliter les tapis de rosaces. Les mères d’élèves, pour les fêtes d’école, rivalisent entre elles pour réaliser coussins et tapis en « coins », les uns plus kitsch que les autres.
Dans le cadre de visites chez des artistes, Alain Séraphine m’a montré un patchwork régulier, aux dimensions laborieuses qu’il avait fait faire dans les années 80, par des femmes du Port, un coupeur de cannes -resté heureusement inachevé. J’avais été séduit, il y a deux ans, par les toiles à coutures apparentes de Malzac, par les « gonis » assemblés de Pélagie Gbaguidi. Dans les deux cas, la peinture comptait moins que la trace dans le support.
Le rapprochement diagonal de Jean Luc Gigan me ramène à un trompe-l’œil surréaliste de toiles anciennes de maîtres européens connus et le morcellement mosaïque des peintures de Richard Riani participe au procédé d’assemblages tel que j’avais vu dans les sacs de poste de Bernard Grondin, les pelures de sacs de ciment cousus par Michèle Giscloux et les robes de moine de Rennie Pecqueux-Barboni. Ce dernier était venu me les montrer à l’Artothèque …
Pierre-Louis Rivière a évalué la faisabilité du projet et a accepté de coordonner les manœuvres de constitution de l’opération. Il a amené Dominique Ficot à faire une proposition qui conduise le thème du tapis mendiant loin de l’artisanat dans lequel il est confiné. Colette Pounia sentant le thème proche de ses préoccupations plastiques et textiles s’est engagée à côté des autres plasticiens : Madame Lauret que j’avais rencontrée à l’occasion de « Pilon&Kalou », en 1993. Elle avait prêté des pilons de sa collection. Chez elle, j’ai découvert sa passion pour la création de tapis mendiants qui transgressaient les règles de l’invariable géométrie artisanale. Térésa Small m’avait invité à venir voir ses travaux de couture. Ceux qui les connaissaient m’en avaient vanté les qualités. Claudine Rotbart, peu après son arrivée à La Réunion, est venue me montrer des photos de son travail. Elle a tenu boutique à Paris pour commercialiser ses patchworks. L’île lui a inspiré immédiatement de nouvelles créations.
Il est aisé de dire qu’à La Réunion il n’y a pas de tradition artistique et de légitimer ainsi une création qui ne se limiterait qu’au folklore et prendrait ses origines dans la tradition européenne. Pourquoi notre ile serait-elle restée en dehors de toute manifestation d’humanité ? Une langue s’y est formée, une architecture originale s’y est élaborée, des musiques s’y sont développées, ainsi qu’un artisanat utilitaire de fortune lié aux besoins d’une population générale, mais les arts plastiques n’y ont pas pris racine ?
Wilhiam Zitte
Extrait du catalogue « latwal rapyésté », 1998
1 « Femmes aux rosaces ». 1983.
63,5 x 51 cm. Huile sur toile.
Propriété de l’artiste. Exposé en 1992 dans « artistes de la réalité populaire » à l’Artothèque du Département et reproduit dans le catalogue-calendrier.