L’Artothèque accueille « Mutual Core »

Le Département a voulu que le 30e anniversaire de l’Artothèque soit un temps fort pour les arts visuels, un geste fort envoyé aux artistes, une invitation forte aux acteurs de cette discipline à se fédérer et aussi un signe envoyé au public qui reste encore trop souvent éloigné des lieux dédiés à l’art et à la culture.

Du 26 novembre 2021 au 15 mai 2022, l’Artothèque accueille « Mutual Core » une exposition collective en partenariat avec le FRAC Réunion…

Panorama 2

UNE SCÈNE ACTUELLE, PLURIELLE ET VIBRANTE

La Réunion abrite une constellation d’artistes plasticien.nes de tous horizons, qui déploient autant d’objets, d’images et d’histoires propres à leurs visions perçantes et singulières du monde. Poétiques ou militantes, vaporeuses ou intenses, contemplatives ou actives, naïves ou désenchantées, leurs productions s’ancrent bien souvent dans ces croisements aux creux du visible, d’un réel éprouvé et de l’imaginaire.

Pour le deuxième volet de « Panorama » présenté à l’Artothèque de La Réunion, il s’agit une nouvelle fois de mettre en l’air cette constellation formant la scène actuelle, plurielle, vivante et vibrante de notre territoire, dans une liberté bien allante de circulation du regard et de déploiement des récits.

Les artistes exposés racontent d’ici comme l’ailleurs, et leurs œuvres nous invitent autant à suivre ce qui se trame au sein du rêve et de l’intime, que ce qui se joue dans nos rapports aux symboles, aux fables, aux paysages et aux rites comme aux êtres habitant nos chemins de traverses.

Jeunes comme confirmés dans leurs parcours, ils partagent ce défi commun de s’engager dans la voie à la fois risquée et fabuleuse de la création, d’apporter de nouvelles intrigues au monde, et de nous les proposer en partage.

Leïla Quillacq, Co-commissaire de l’exposition Panorama 2, 2021

NOTES DES PREMIERS JOURS

Le choix des œuvres présentées dans Panorama s’organise à la manière d’une « vanité », genre pictural qui met en image la passion humaine, le temps qui passe, la bonté de la terre et la présence de la mort.

L’Artothèque aura présenté le travail de 47 artistes en deux séquences.

De génération, de cursus variés, une majorité de ces artistes sont diplômé-es de l’École supérieure d’art, qui comme l’Artothèque fêter 30 années d’existence en 2021.

De ces années 2020 on se souviendra du crash de nos sociétés vaniteuses et toxiques. Comme l’écrit J.L Siesling : « Dès l’origine, l’art était sans utilité. Ou mieux : l’art était au-delà de l’utilité, voire au-delà de l’usage. Il l’est toujours, bien que les sociétés lui trouvent des fonctions diverses.

Pourquoi en avons-nous besoin ? Pour être ce que nous sommes ? ».

[L’Art autrement, Arte Libro, 2017]

Antoine du Vignaux, co-commissaire de l’exposition Panorama 2, 2021

Panorama 1

 « Pour acquérir cette solitude absolue dont il a besoin s’il veut réaliser son œuvre – tirée d’un néant qu’elle va combler et rendre sensible à la fois – le poète peut s’exposer dans quelque posture qui sera pour lui la plus périlleuse. Cruellement il écarte tout curieux, tout ami, toute sollicitation qui tâcheraient d’incliner son œuvre vers le monde ». Jean Genet, Le Funambule Il y avait urgence. Urgence à proposer du soutien à ces femmes et hommes, artistes-auteurs, qui justement se coltinent au choix et dans le désordre : le flux invisible et tendre du souvenir, les certitudes obscènes des bornes kilométriques, le chuchotement généreux de la terre, la Vitesse effrontée du souffle, la lumière liquide, mais surtout de nous offrir l’éternité retrouvée. Car ce que nous continuons à vivre doit être interrogé, interprété, exprimé avant qu’il ne soit trop tard.

Réaliser une œuvre, peu importe les histoires de techniques, d’histoire de la technique, c’est l’expression d’une volonté de s’exfiltrer du langage fonctionnel pour bricoler cette alliance intime entre le besoin de s’évader et une redoutable conscience de l’agir. Maintenant, demain, un jour, jamais ? Cela n’a pas vraiment d’importance.

C’est en vagabondant du sud au centre en passant par le grand nord, que les récits se sont organisés. On découvre des espaces de travail, un atelier quand il y en a, sinon les gigabits qui clignotent. Une couleur qui parle à une autre qui à son tour invite une suite de papier collés à bavarder de manière informelle avec des carrés de goni peints. C’est dans ces moments que nous est conté la vraie histoire du pastel gras et du papier kraft, la disparition constatée des pétales de fleur argentiques. On nous confie les secrets de l’enfance sans titre ou le refus du corps incarcéré dans de stupides formats.

Quand les artistes parlent, ce sont leurs gestes et expressions qui toujours séduisent : commenter la montée du disque dur, choisir une série d’images et les poser délicatement sur le sol comme on dresse une table. Ils maitrisent l’art essentiel du préliminaire, alternant le sentiment d’abandon au bord du chemin et l’importance de partager le souvenir de « la saveur d’un orage à l’abri d’un toit ».

La fondation de l’Artothèque en début des années 1990, était le fruit d’une synergie puissante entre artistes, publics et politiques. Elle se positionnait en trait d’union avec l’ensemble des acteurs des arts visuels et de la culture réunionnaise. De nouvelles générations d’artistes se succèdent, la plupart sortent de l’école supérieure d’Art, travaillent avec les structures existantes et les associations qui les accompagnent au quotidien.

Tous les artistes qui ont été retenus pour cette exposition sont professionnels, de toutes générations. Ils contribuent au développement de l’île et à son attractivité.

« Panorama », c’est une diversité de pratiques, et d’engagement, tous ces signes avec lesquels nous traçons une vision collective et critique du monde qui s’annonce.

Antoine du Vignaux

Commissaire de l’exposition

Bannir le vert

Serait-ce le hasard ? Les films de Mounir Allaoui sont le fruit de résidences d’artiste dans des lieux forts de leur histoire et de leur valeur patrimoniale. Parcs et jardins sont le terreau d’une ample réflexion qui fournit à l’artiste un vaste champ d’investigation à la fois artistique, poétique, scientifique, historique et philosophique. Un coup de dés ? 1

1Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, 1897 (pour sa première édition). Allégorie du passage d’un monde de certitudes vers un univers d’aléatoires.

Ce sont sûrement des coïncidences qui ont permis au jeune vidéaste de sillonner la France à travers son patrimoine historique en qualité d’artiste et d’y résider en 2011 au Château La Borie, en 2015 au Parc Jean-Jacques Rousseau, en 2016 à la Saline Royale d’Arc-et-Senans et enfin en 2017 de retour à La Réunion où il s’imprègnera du patrimoine de l’île à I’ Artothèque.

Ce sont cinq jardins, cinq « espaces verts » de cette couleur végétale qui apaise, celle de la nature.

Il n’est pas fortuit que le tire de cette exposition soit emprunté au célèbre et transgressif cinéaste japonais Nagisa Oshima qui disait du vert qu’il adoucit le cœur des gens : « Le vert édulcore les sentiments des Japonais. Cela m’a paru indubitable. C’est pourquoi j’ai totalement banni cette couleur ».2

2Nagisa Oshima, Ecrits, 1956-1978. Dissolution et jaillissement, 1980, Cahiers du Cinéma Gallimard.

Le cinéma de Mounir Allaoui, épris de culture japonaise, s’est plutôt orienté vers l’esthétique tranquille des grands cinéastes comme celle de Yasujiro Ozu (1903-1963) connu pour ses films épurés et sobres à la recherche de sérénité.

C’est tout naturellement que l’artiste s’est plongé, dans le vert qui sied à sa nature vagabonde et sa fantaisie poétique.

Le long des allées verdoyantes et des sentiers dis simulés, Mounir Allaoui promène sa caméra, balaie le paysage comme un peintre mélangeant ses couleurs. L’artiste nous rapporte des œuvres dont la légèreté laisse deviner la séduisante complexité à, travers une constante formelle et esthétique.

En pénétrant dans cet univers végétal, l’artiste lance les fils que tissent art et nature.

L’imprévisible Parc Rousseau qui invite à la déambulation, à la découverte, contraste avec les jardins d’Arc-et-Senans ou du Château de La Borie.

Au XVIIIème siècle, à Ermenonville, le marquis René-Louis de Girardin, très marqué par la mode des jardins anglais, s’en inspirera pour créer ce jardin où Jean-Jacques Rousseau, dont il était un fervent disciple, fut inhumé. Les itinéraires n’y sont pas balisés, les points de vue multipliés, la perspective atmosphérique et celle de la peinture anglaise avec ses variations de feuillage, ses accidents du terrain, tout ce qui apporte une impression de naturel, d’une nature d’apparence non domestiquée.

Le jardin à la française, à l’inverse, issu quant à lui des modèles classiques, se retrouve à Arc-et-Senans marqué par une perspective optique, des formes géométrisées et rigoureuses.

A l’Artothèque, villa du XIXème siècle, on retrouve, sous les tropiques, l’inspiration néo-classique du jardin à la française par in géométrique et sa symétrie qui avec le temps et par sa végétation luxuriante prend l’apparence d’un jardin anglais dans une combinaison originale qu’est le jardin créole.

Qu’il soit classique, anglais, français ou autre, les jardins sont tous des mondes clos où l’aspect informel et naturel est soigneusement cultivé. Le parc de I’ Antiquité, espace clos annexé au domaine royal, offrait des réserves de chasse qui ont évolué avec le temp pour devenir des parcs paysagers.

Mais ce paysage qu’est-il ? Le fruit de combinaisons aléatoires ? Le mot même de paysage n’existait pas dans l’Europe d’avant la Renaissance. Le paysage, le pays, le territoire appréhendé d’un seul regard est lié aux représentations artistiques. « Le paysage est en même temps réalité et apparence de réalité ». Augustin Berque, il est la rencontre de notre subjectivité et la réalité objective de notre environnement.3

3 Augustin Berque, Les raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse, 1995, Ed. Hazan.

Serait-ce accidentel, une redondance de l’artiste, alors même qu’il est en résidence dans ces jardins, au cœur du paysage, qu’il multiplie les vues du parc à travers le cadre d’une fenêtre ? La répétition du motif qui survient régulièrement dans chacun de ses films renvoie inévitablement à l’histoire de l’art qui voit apparaître le paysage par la fenêtre. Le paysage surgit ainsi pour la première fois dans la peinture européenne, en Flandre, au début du XVème siècle. La fenêtre dans le tableau encadre le paysage, elle institue le pays en paysage 4.

4 Ibid., p.106

Dans les œuvres de Mounir Allaoui, l’enchâssement du paysage dans un tableau de paysage est aussi une mise en abyme que l’artiste renouvelle dans chacun de ses films créant une perspective différente, imbriquée, donnant une profondeur continue aux images.

Ces effets répétés de miroir bouleversent et perturbent. Cette autoréflexion plonge le regard dans la confusion. Et c’est précisément le regard qui artialise le pays en paysage5. C’est, selon Alain Roger, l’art qui conditionne notre perception du réel en proposant ses modèles. « Nous sommes à notre insu, une immense forgerie nous artistique tout et nous serions stupéfaits si l’on nous révèle tout ce qui, en nous, provient de l’art. Il en va de même pour le paysage, l’un des lieux privilégiés où l’on peut vérifier et mesurer cette puissance esthétique »6.

5 L’artialisation est un concept défini par Alain Roger qui s’applique à démontrer l’intervention de l’art dans la transformation de la nature. Alain Roger, Court traité du paysage, 1997, Ed. Gallimard.

6 Ibid., p. 16

On se souvient d’une conférence de 1914, où Marcel Duchamp affirmait : « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Et même si Alain Roger renverse cette position avec la notion d’artialisation, n’en demeure pas moins une réciprocité, une interaction entre le regard et la chose regardée que la science moderne a démontré à travers la physique le quantique7.

7 La physique quantique montre que la réalité est interdépendante de la conscience humaine. L’observation consciente en est la clé. La pensée crée la réalité.

Ces espaces verdoyants, ces jardins d’expérimentations visuels, Mounir Allaoui les enracine dans la terre.

L’artiste a fait sien le plan « tatami » du cinéaste Yasujiro Ozu. Les jardins sont surpris au ras du sol, dévoilant une image réduite du monde où la vie s’organise à son propre rythme, tantôt lent, tantôt rapide. Les parties du jardin qui échappent aux travaux du jardinier, les herbes oubliées et les petits animaux, offrent parfois un ballet appliqué, ou encore une activité frénétique, une vie différente, un autre monde ou encore un autre paysage marqué par la liberté, l’imprévu et la fantaisie. Un monde en petit enfoui dans le jardin, lui-même microcosme. Dans sa déambulation, l’artiste s’attarde sur une pierre seulement animée par le fil de d’une araignée qui ondule avec les mouvements de l’air (Arc-et-Senans), il fait une pause et ses plans fixes évoquent un tableau, une estampe, une nature morte. Mais déjà la caméra pointe le ciel bleu parsemé de nuages cotonneux tel « Le Fuji par temps clair » d’Hokusai.8 Un moment de respiration qu’il puise aussi dans la mémoire des envolées célestes des films de Hayao Miyazaki.

Mounir Allaoui dresse une cartographie des jardins, de ses espaces. Il explore ses dessous, ses dessus et ses marges. Lorsqu’il se place spatiale aux abords des bâtiments, il poursuit sa quête spatiale en   confrontant le dedans et le dehors, métaphore de l’être et du non être.9 Le jardin se construit à l’image de celui qui l’élabore. Il en est son prolongement. Il requiert, une activité souvent mécanisée que le cinéaste observe avec attention et quelque humour.

8 Estampe de 1830 aussi appelée « Le mont Fuji rouge » qui appartient à la série « Les trente-six vues du Mont Fuji »

9Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 1957, Ed. Presses Universitaires de France.

La douceur poétique de Mounir Allaoui est perceptible lorsqu’il porte son regard sur la verte végétation et le ciel bleu. Il affirme sa position en s’arrimant aux antipodes du sulfureux Nagisa Oshima qui s’était interdit, dans ses films, le vert facile et le ciel rassurant.

Cependant, le vert n’a pas toujours été apaisant. Jusqu’au XVllème siècle il était associé à l’excentricité. Son caractère transgressif et turbulent lui venait d’une technique mal maîtrisée pour le fixer. Le vert instable est de nos jours encore exclus des théâtres en raison de sa chimie qui la rendait dangereuse autrefois 10. Si le vert est aujourd’hui symbole de paix et de nature c’est qu’il est affaire de perception. « La perception des couleurs n’est pas un phénomène naturel, anhistorique, ni d’emblée individuel, mais d’abord une activité culturelle, collective, historique » 11. La perception est aussi affaire de cognition.

Georges Roque distingue le plaisir que procure la couleur chez celui qui la regarde et la méfiance chez ces mêmes peintres du début du XXème siècle qui furent pourtant et avant tout des coloristes.12 Il l’a relevé également chez des photographes, alors pourquoi pas chez ce cinéaste japonais chez qui : « On pourrait considérer cette crainte comme la peur d’une couleur qui perde sa nature de signe en n’étant plus que signifiant, signifiant pléthorique ne renvoyant plus à rien qu’à lui-même ».13

10 Michel Pastoureau – Dominique Simonet, Le petit livre des couleurs, 2015, Ed. du Seuil

11 Georges Roque, Art et science de la couleur, Chevreul et les peintres de Delacroix à l’abstraction, 2009, Ed. Gallimard

12 Georges Roque, Remarques sur l’hédonisme des couleurs et leur autonomie, in Technè n°24, 2016.

13 Ibid., p. 27

Mounir Allaoui retourne le postulat de Nagisa Oshima pour s’immerger dans le vert végétal et le bleu aérien, tel le lotus qui plonge ses racines dans la vase pour s’élever et s’épanouir au-dessus des eaux, à l’air libre et au soleil.

Indiscipliné, l’artiste suit son imaginaire, s’adonne aux plaisirs du jeu, aux divagations poétiques en inversant constamment les concepts.

La confrontation est permanente dans le travail de Mounir Allaoui. Il interroge l’histoire du cinéma, juxtapose image fixe et image en mouvement, nous rappelle l’illusion dans la perception du mouvement par la multiplication d’images fixes depuis les Chronophotographies d’Eadweard Muybridge en 1880.

L’installation vidéo intitulée « Arrêt sur l’Eden, 2019 » projette un film d’une minute quinze fractionné en six parties diffusées sur des tablettes numériques qui nous plonge dans les profondeurs d’un jardin paradisiaque où la femme est immergée dans la nature, le feuillage dense et l’eau limpide. A chacune de ces tablettes est associée une capture d’écran imprimée sur papier. Le temps très court de la vidéo -quelques secondes-fait face à l’image fixe. Il y a dans cette œuvre une réelle volonté de briser l’illusion du mouvement et de se jouer des représentations, brouillées dans les films et lisibles sur la photographie.

Avec « Arrêt sur l’Eden, 2019 », la présence du vidéaste est sensible dans les tremblements de la caméra qui suspend le jardin dans le temps par des arrêts sur mouvement. Le jardin de l’Eden se fige un instant. L’instabilité de la caméra portée révèle l’incursion de l’artiste dans l’image, toujours présent dans les autres films (Parc Rousseau, La Borie, Arc-et-Senans, Artothèque).

« C’est le regard subjectif, l’implication personnelle la présence subtile du filmeur qui en fait une œuvre d’art délicate, c’est en quelque sorte un film miroir qui nous informe autant sur le cinéma que sur l’artiste, ses regards, ses sentiments, ses méthodes sa culture, sa poésie, ses rêveries, sa « mythologie personnelle »14 ». La douce attention portée à cette jeune femme observée dans une nature qui l’enveloppe et dans laquelle elle se fond parvient à nous convaincre qu’elles sont inséparables. L’humain fait partie de la nature. A n’en pas douter, si la performance de Mounir Allaoui, « Arrêt sur l’Eden 2019 », délaisse la couleur pour aller vers le sépia ou le noir et blanc c’est bien que l’artiste, lui aussi, fui cette distraction pour aller vers l’essentiel.

Dans ce jardin de l’Eden, l’artiste nous rappelle également que le paradis des musulmans, dont la religion naît dans le désert, est vert. 15

A la couleur verte s’attache, dans le sud de l’île, le bleu du jardin maritime.

A Saint-Pierre un deuxième espace d’exposition lui permet de confronter non plus l’image en mouvement et la photographie mais cette fois ci ce sont cinq vidéographies qui renvoient à la matérialité de la peinture. Cinq peintres16 ont accepté de participer à cette installation vidéo en se mettant en scène, en étant filmé pendant la réalisation d’un tableau. Le même point de vue -un bord de mer-presque la même image à la fois filmée et peinte. Les médiums différents s’associent et ouvrent un dialogue entre la matière de la peinture sur toile et l’immatérialité de la vidéo, entre la présence réelle et son image. Cette œuvre présente le même sujet abordé de multiples façons. La représentation réaliste de la nature par les cinq peintres avec leurs techniques picturales propres, propose un paysage identique et le cinéaste, quant à lui, filme au même endroit les cinq tableaux en train de se faire, les images se fondant parfois les unes dans les autres : c’est le jardin maritime dans tous ses états. Une inversion sans fin entre l’artialisation du paysage et l’imitation de la nature.

Le réel est mis à mal par Mounir Allaoui qui dans ses films pointe ses failles, la réalité est trempée dans les profondeurs de cette gigantesque et extraordinaire mise en abîme et trompée par la multitude des illusions d’optique.

Mounir Allaoui, tel un ludi magister 17, jongle avec les regards, frôle l’absurde, lance le réel, reprend l’histoire de l’art, envoie l’observation quantique, ramène l’espace et la musique, se détourne et se joue des inversions avec les images dans un tourbillon étourdissant où la vie sur terre se rapporte à l’univers et aux aléas cosmiques.

Caroline de Fondaumière, Historienne de l’art, extrait du catalogue « Bannir le vert », mars 2019

14 Caroline de Fondaumière, Cinéma, documentaire, œuvre d’art ? in Première expo … Et après, 2017, catalogue d’exposition, Ed. Artothèque du département de La Réunion.

15 Mounir Allaoui porte en lui une culture musulmane bien que ses croyances ne l’y attachent pas.

16 Charly Lesquelin, David Saminadin, Donald Eaton, Jean- Paul Apataude, Pierre-Paul Bellemène

17 Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre, 1999, Ed. Librairie Générale Française.

Seconde rétine

Un peintre n’est pas une rétine qui cherche à voir de la représentation partout. La représentation appartient à un autre domaine que celui de la connaissance de l’absolu, disait Hegel. « SECONDE RÉTINE » est la pensée qu’il me faut porter pour me dégager de la déformation qu’engendrent nos habitudes acquises, bloquées par les contraintes de la vision – à une époque comme la nôtre où on nous impose quotidiennement des pensées et des images toutes faites, une culture du tout et du n’importe quoi. Ma peinture cherche à me libérer de mes illusions en m’aidant à me délivrer de mes conventions et de mes peurs, en cherchant à me rendre plus libre et plus beau. Je renouvelle ici mon but en pensant à mes amis disparus.

Comment faire exister la peinture aujourd’hui dans une confusion médiatique des réalités actuelles et virtuelles de l’art contemporain à l’ère de l’industrie culturelle et de la globalisation ? Comment appréhender une pratique artistique picturale qui ne s’inscrit pas spontanément ni nécessairement dans le cadre des représentations construites par l’histoire culturelle de La Réunion ?

Les merveilles de la Nouvelle Pigmentation

« La peinture est, selon l’indépassable formulation de Léonard de Vinci, une cosa mentale : à l’instar des idées éternelles de la philosophie, à l’instar des essences et des concepts, elle ne meurt pas. »

(Marcel Paquet)

Parti de cette considération et de plusieurs questionnements sur la peinture à l’ère de l’industrie culturelle et de la globalisation, j’ai conçu un projet d’exposition personnelle, soutenu par l’Artothèque de La Réunion à travers son projet scientifique en faveur de la création artistique.

Cette exposition explore la Nouvelle Pigmentation de l’art pictural. Elle est une entrée en relation physique et psychique avec l’énergie interne des pigments. Elle cherche à pénétrer plastiquement la vie interne des pigments en la faisant non seulement voir sur la toile mais aussi sur la peau de mon corps dans l’acte de peindre, délaissant pour un moment le carcan des cadres, décidant à les faire céder sous la pression de l’irrégularité de principe inhérent à mon art.

L’énigme de la couleur qui fait l’objet de cette exposition a toujours existé dans n’importe quelle peinture de n’importe quelle époque. La couleur est faite de pigments, ces petites « paillettes solides qui apportent la couleur à une préparation liquide ou solide ». Elle est présente dans l’histoire de la peinture. Elle est l’élément constitutif de la peinture.

Parmi les chemins possibles où m’ont conduit mes recherches actuelles sur la Nouvelle Pigmentation en peinture, on pourra découvrir dans cette exposition, une sélection d’œuvres picturalement différentes les unes des autres, retenue comme un carrefour, comme une rencontre de chemins multiples dont chacune d’entre elles pourrait être prise et conduite très ailleurs. On ne découvrira pas un style affirmé, reconnaissable au premier coup d’œil, mais un style en gestation, un style réunionnais d’une nature intrinsèquement multiple.

Pour m’investir dans une démarche de réflexion et de création, j’ai choisi de titrer mon exposition :

« SECONDE RÉTINE », un aperçu d’une sélection de mes peintures de 1990 à 2018.

« SECONDE RÉTINE » est une démarche artistique de création en peinture qui fait suite à l’une de mes expositions antérieure réalisée en 2004 au Musée Léon Dierx de La Réunion, au côté des œuvres des artistes peintres Hermann Amann et Bram Bogart et qui portait comme titre « Des yeux dans la chaleur » : « Nos yeux sont de chair ; en arrière d’eux se tient une vie profonde qui caresse, s’affecte et nous lie à l’être de tout ce qui est en train d’être plus sûrement que toutes les choses plus ou moins « représentables », plus ou moins « reconnaissables ». Les yeux et tout l’univers portés par le visible et l’invisible sont décrit par Jean Luc Parant dans son ouvrage littéraire L’envahissement des yeux , édition José Corti, Des yeux au monde éditions Fata Morgana mais aussi à sa façon par Bernard Noël, dans son livre Le livre de l’oubli éditions P.O.L. et cités à leurs manières également par François Jacqmin et Paul Celan dans leurs œuvres poétiques dont j’ai choisi de retenir quelques extraits pour accompagner cette présentation d’exposition.

La peinture commence pour moi d’abord par une cécité avant de conquérir un regard. Avec ce genre de considération, il me fallait trouver un titre qui puisse correspondre à mon état d’âme. C’est en lisant Le livre de l’oubli de Bernard Noël que je découvris seconde rétine parmi les phrases de l’auteur et qu’il fut décidé que mon exposition adopterait cette euphonie.

Alain Noël, extrait du catalogue « Seconde Rétine »

MaCHINE ROUGE

Au début du XXe siècle c’est une photographie expressionniste (Le cri) que propose Wu Yinxian (1900-1994) qui a suivi la Longue Marche de Mao et qui créera l’Association des photographes chinois dans les années 60. Il s’ensuivra un engouement pour une photographie, non officielle, mais toujours inspirée par celui que les photographes des années 70-80 considèrent comme le « père de la photographie chinoise contemporaine».

Parmi eux, Ling Fei, Zhang Hai’er, Xia Yongli, Gao Yuan et Chen Baosheng croiseront la route de Karl Kugel, photographe parti à la rencontre de ses paires chinois et qu’il présentera à Arles en 1987. Evènement marquant une découverte par l’Europe de ces photographes chinois.

Karl Kugel a, par la suite, répondu à une invitation du Festival Caochangdi PhotoSpring, en 2012 à Pékin qui reconnait en lui un « passeur » d’images entre la Chine et l’occident.

De ses multiples voyages en Chine, Karl Kugel a rapporté sa vision, ses impressions d’une Chine mouvante par laquelle il s’est laissé porter.

Tout au long de ses pérégrinations il a collecté, capté, et enregistré cet époustouflant changement qu’il a pu observer en à peine vingt-cinq ans.

Avec un œil presque enfantin qui s’émerveille et s’interroge, il multiplie les contrastes entre l’ancien et le nouveau, entre la Chine forte de ses traditions millénaires et cette Chine nouvelle qui, avec une rapidité étonnante, a fait sienne une modernité qui s’adapte partout.

Caroline de Fondaumière, historienne de l’art,

Première expo … et après ?

Après leur première exposition que deviennent les artistes ?

Initiée en 2001 cette série « Première exposition » vise à promouvoir un artiste débutant en lui apportant tout le soutien nécessaire à une première exposition personnelle.

Au total, ce sont onze plasticiens qui ont bénéficié de ce programme lequel leur a ouvert la voie vers une professionnalisation dans les meilleures conditions.

En 2014, c’est « PASSAGE » qui poursuivra cette série. Le principe de la première exposition y est maintenu mais cette fois avec l’idée d’un parrainage, d’un passage entre un artiste reconnu qui accepte de présenter un jeune artiste dont il a perçu une créativité à encourager.

2017, semblait être un bon moment pour évaluer cette formule originale par sa volonté de soutenir la jeune création qui a ponctué, chaque année, les activités de l’Artothèque depuis 2001.

Ce qui est pour eux représente une mise au point sera pour nous à l’Artothèque une sorte de bilan de cette activité prometteuse où aucun pari n’est gagné d’avance.

Le métier d’artiste est un métier difficile et ceux-ci l’ont choisi en dépit des aléas inhérents à cette profession. Ils manifestent là la preuve d’un fort courage. Certains ont renoncé face au défi.

Eric Grondin en 2001, Esther Hoareau en 2002 ; Freddy Duriès en 2003 ; Mounir Allaoui, en 2005 ; Benoît Pierre en 2007 ; Vivien Racault en 2008 et Genathena en 2014, après leur première exposition, ont tous accepté de participer à cette exposition collective, de montrer leurs dernières œuvres et le chemin parcouru depuis leurs débuts à l’Artothèque du Département de La Réunion.

En suivant leur parcours, en observant leur évolution et en voyant le travail réalisé aujourd’hui, ils nous confortent dans l’idée qu’il est important de maintenir ce qui représente un concept toujours vivace et profitable aux jeunes artistes.

Artiste… un métier

La reconnaissance de l’artiste a été un long combat mené dès la Renaissance italienne. Edouard Pommier[1] attribue à Dante l’invention du mot artista. Mais deux siècles seront nécessaires à l’affirmation de son existence, de sa singularité, de ses pouvoirs.

Ce seront tout d’abord des textes, des théories, des discours, une attention faite aux œuvres d’art qui formeront les premières synthèses de l’histoire de l’art, laquelle attribuera à l’artiste de plus en plus de place. Son image prend de l’ampleur. Les autoportraits se glissent à l’intérieur des fresques, sur les tableaux, les peintres s’affichent discrètement au début puis se représenteront conscients de leur art. Cette émancipation sera confortée par la création des institutions, le musée qui protège et conserve les œuvres et surtout l’Académie créée à Florence en 1563 qui offre un lieu aux artistes en même temps qu’une reconnaissance. L’Académie prendra une ampleur telle qu’elle retiendra l’attention de toute l’Europe.

En France, l’Académie des Beaux-arts, héritière de l’Académie royale de peinture et de sculpture instituée au XVIIème siècle, sera créée en 1803. C’est elle qui contrôle les Salons et qui expose les artistes membres. Ces salons deviendront vite symbole de conservatisme et seront rapidement contestés entraînant la création des salons indépendants en marge du Salon officiel à l’exemple du Pavillon du réalisme de Courbet en 1855 et surtout le Salon des Refusés de 1863 regroupant les 3000 œuvres d’artistes refusées par le jury de l’Académie.

La Révolution supprimera les corporations et académies et le mot même d’artiste apparaîtra pour la première fois dans le vocabulaire administratif en 1798.

Sa singularité valorisée, l’artiste mis en scène dans la littérature (Balzac) prendra cette image de génie détenteur d’un don, méconnu et marginal qui se sacrifie pour son art. Cette image s’accompagne d’une part de mystique ; l’artiste apparaît tel un élu qui a reçu la grâce. Nathalie Heinich[2] y voit, aujourd’hui, une « élite ». Souvent considérés comme des héros, les artistes s’enrichissent, pour certains, de manière spectaculaire ce qui n’était pas le cas au XIXème siècle. Le mythe quant à lui perdure et l’image du marginal est cultivée.

Tous n’ont pas cette reconnaissance recherchée mais le nombre d’artiste croissant expliquerait cette disparité.

Disparité encore plus forte chez les femmes artistes. L’affirmation égalitaire du XXème siècle a réduit de manière sensible les différences entre hommes et femmes artistes mais les grands noms de femmes artistes restent ceux de fortes personnalités féminines ce qui souligne l’extrême difficulté de s’affirmer dans le domaine artistique.

Exposer… les lieux

Alors, pour se singulariser, l’artiste doit se confronter aux autres artistes, aux institutions et surtout à son public. Il lui faut, s’exposer, exposer ses œuvres : être visible.

La condition d’artiste varie d’une époque à l’autre et, depuis les Salons d’autrefois, les lieux d’exposition se sont multipliés. Des guides et sites internet proposent des méthodes pour mener à bien une carrière d’artiste qui nécessite du temps de l’énergie et une véritable passion.

Pour se constituer une identité artistique et professionnelle, l’artiste doit présenter ses créations ; il a le choix d’un grand nombre de galeries, de foires, de salons, d’institutions comme les centre d’art contemporain, les musées, les FRAC, les artothèques ou encore le Web qui intéresse de plus en plus l’art contemporain.

Les artistes exposés aujourd’hui ont tous réalisé leur première exposition à l’Artothèque de La Réunion. Une artothèque du bout du monde, dans l’Océan indien qui reste dynamique et ouverte à la jeune création.

Expérience profitable à tous qui y ont trouvé considération, crédibilité et visibilité des œuvres et du créateur et qui se poursuit dans le temps au travers de catalogue édité à l’occasion.

Cette première exposition a été « un tremplin » pour certains (Freddy Duriès), « une expérience artistique fondatrice, et humaine extraordinaire » (Vivien Racault), « l’occasion de renforcer mon envie d’évoluer dans le domaine des arts » (Mounir Allaoui), la très simple « reconnaissance » (Genathena), voire « Un bouleversement » (Benoît Pierre).

Tous soulignent la bonne visibilité, la professionnalisation, et la crédibilité qui ont été les clés permettant d’ouvrir d’autres portes et entrer de plain-pied dans le métier d’artiste.

Institutionnalisée dans les années 80 au même moment que les FRAC (Fonds Régionaux d’Art Contemporain) destinés, eux, à constituer des collections d’Art Contemporain en Région, les artothèques avaient, quant à elles, mission d’initier à l’art contemporain à travers le prêt d’œuvres d’art originale. Depuis 1991, l’Artothèque de La Réunion œuvre dans ce sens. C’est ainsi que les œuvres acquises pour le prêt circulent dans les bureaux des administrations, les entreprises, les autres centres d’art mais aussi chez les particuliers qui souvent s’attachent aux œuvres accrochées à leurs murs et qui décident, finalement, de ne plus s’en séparer et s’engagent dans l’achat d’un exemplaire de l’œuvre auprès de l’artiste (une photo, une estampe…). Situation très satisfaisante pour l’artothèque qui y voit presque l’aboutissement de son travail et surtout la reconnaissance de l’artiste (Esther Hoareau). « C’est une institution qui met aussi beaucoup en valeur les œuvres tout en ne les déliant pas de la vie quotidienne. On peut louer des œuvres à l’artothèque, ce qui permet de les faire vivre réellement, de ne pas les momifier » (Mounir Allaoui). « … cela permet à l’œuvre de vivre après sa création, à travers des expositions … ou le prêt d’œuvre » (Genathena).

De jeune créateur à artiste confirmé.

Les dossiers de ces artistes parlent d’eux-mêmes et nous disent le chemin que chacun d’eux a parcouru, non seulement en multipliant les rendez-vous artistiques marquants mais aussi dans la qualité et évolution plastique de leurs œuvres.

« Cette première exposition était sans aucun doute inégale – certaines œuvres ont mal vieilli, miroirs déformants et reflets pénibles de l’expression « œuvre de jeunesse » – mais elle naissait d’une ambition sincère et sans limite de créer une œuvre totale… » (Vivien Racault). La fraîcheur toute juvénile de « Flirting with myself » d’Esther Hoareau se retrouve et s’affermit aujourd’hui dans cette légèreté et ces aspirations aériennes qui caractérisent son travail.

 « Aujourd’hui, je poursuis un travail héritier des problématiques ouvertes lors de ces premiers travaux … Je passe du régime de l’addition à celui de la soustraction : loin d’une simplification, ce geste introduit de la complexification, une épaisseur qui naît de strates, un dessous et un dessus qui se mélangent. Une voix s’est ouverte » (Benoît Pierre).

« Je retire de cette aventure l’idée que les pratiques artistiques contemporaines ont un contexte favorable à leur émancipation sur le territoire réunionnais, mais que comme dans tout domaine, il faut persister, il y des difficultés, il faut continuer à donner une forte valeur au travail artistique malgré les difficultés, et ce, sans pour autant trop le sacraliser ou le fétichiser. La sacralisation et le fétichisme sont des risques liés à l’Art de manière générale. Ce domaine d’activité, pour de bonnes et mauvaises raisons traîne encore des apparats « magiques ». Ces apparats font à la fois son sel et ses illusions… » Ces réflexions de Mounir Allaoui nous montrent la maturité et le recul de l’artiste depuis sa première exposition et qui s’impriment dans ces créations actuelles.

Balancée entre dessin et photographie lors de sa première exposition, Genathena semble se concentrer sur le dessin, un dessin déjà imprégné de manga qui s’affirme à présent avec ses touches sombres et troublantes qui interrogent la condition de l’artiste qu’elle accompagne d’un pamphlet.

Tous ensemble, nous offrent une exposition de qualité dont les propositions diverses permettent d’envisager une variété de médium et de porter un regard sur les préoccupations contemporaines de ces jeunes créateurs. Enfin, il est satisfaisant pour l’institution de voir ses engagements couronnés de réussites grâce au mérite des artistes dont les promesses se tiennent.

Caroline de Fondaumière

Historienne de l’Art

(In catalogue d’exposition : « Première expo…Et après » 2017)

P.-S.

Nous regrettons l’absence de dernière heure d’Eric Grondin retenu pour des raisons de santé que nous lui souhaitons meilleure. Son projet se présentait comme la continuité de l’exploration du multimédia déjà abordé lors de son exposition « Sphère de solitude éclatée » en 2014, à l’Artothèque, dont le catalogue est en ligne,  avec, cette fois-ci une mention toute particulière pour la musique.


[1] Edouard Pommier, Comment l’art devient l’art dans l’Italie de la Renaissance, Gallimard, 2007.

[2] Nathalie Heinich, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, 2005.

Secteur(s) réciproque(s)

« Secteur(s) réciproque(s) » est une exposition qui, déjà, parle de territoires, d’espaces, de lieux différents et pourtant équivalents ; d’Aller/Retour, de va-et-vient, en quelque sorte, et souligne un goût prononcé pour la déambulation, les voyages, les longues traversées maritimes. Didier Clain reprend, mais en sens inverse cette fois, l’exemple de ses ancêtres hollandais qui, déjà au XVIIe siècle, bravaient les océans pour venir accoster à l’île de La Réunion. C’est dans ce tourbillon des océans que l’artiste plonge ses racines, c’est aussi dans cette terre baignée par le mouvement des migrations maritimes qu’il retiendra un « idéal de glissement ». Mais c’est sans compter sur l’invention narrative de l’artiste qui s’enchâsse dans l’histoire, la complète d’images rapportées, d’imaginaire, dans une superposition des espaces et des récits réels et fictifs.

Le Mouvement

L’« Autoportrait and tattoo, 2016″, photographie en noir et blanc, montre le dos de l’artiste sur lequel est cartographié un paysage marin. Il s’expose physiquement et se dévoile psychologiquement.

L’autoportrait à la carte marine ouvre cette exposition. L’artiste nous invite à le suivre, suivre les itinéraires de sa pensée, dans son univers, son histoire, sa mythologie personnelle qui participent de l’histoire de son île natale, l’ile de La Réunion qui débute au XVIIe siècle.

Ce XVIIe siècle est animé par une grande révolution intellectuelle et un gigantesque bouillonnement culturel. C’est le siècle où les grandes civilisations sont en mouvement, à la rencontre les unes des autres.

Dans le Sud-ouest de l’océan Indien, La Réunion, vierge île tropicale, accueille à cette époque, des peuples venus de territoires proches et lointains ; l’Europe, l’Afrique, l’Inde, la Chine ; autant d’étapes qui ponctuent la fameuse route des Indes. Une route commerciale où croisent les navires des grandes nations européennes en quête des merveilles de l’orient.

La Compagnie hollandaise des Indes orientales, la V.O.C. (Vereenigde Oostindische Compagnie), créée en 1602 qui devait faire de la Hollande la plus grande des puissances européennes d’Asie, est, alors, une organisation solide, bien gérée, forte de capitaux privés et d’excellents navires qui vont se lancer dans des activités commerciales à grande échelle mais aussi dans des attaques guerrières contre les portugais.[1]

Ces Est lndiamen de la V.O.C, navires petits mais rapides vont rapporter de leurs périlleux voyages des trésors, un ensemble de « bizarreries », de petits objets, naturels ou artificiels mais précieux qui alimenteront la passion des collectionneurs européens lesquels les rassembleront dans des cabinets de curiosités, sorte de microcosme. Cet antre mystérieux peuplé d’animaux, de coraux, d’étoiles de mer et autres gemmes, était dédié à la méditation, à l’étude et à la réflexion sur la nature, le monde, le nouveau monde. Les peintres hollandais du XVllème siècle vont donner ses lettres de noblesse au genre pictural de la nature morte, pendant en deux dimensions, du cabinet de curiosités.

Les riches et somptueuses cargaisons de ces vaisseaux, souvent abîmés en mer, victimes de naufrages ou de piraterie, témoignent, aujourd’hui encore, de cet intense échange entre l’orient et l’occident.

Dans cette frénésie des compagnies vers les Indes, la cartographie nautique, la spécialité hollandaise deviendra la première et leurs cartes marines sont alors vendues dans toute l’Europe.[2]

Le tatouage sur le dos de l’artiste concentre, en lui, toute cette fabuleuse histoire des origines mais lui adjoint la poésie et la magie du rêve. Sur cette carte marine improbable apparaissent des indications pour localiser un trésor. Un trésor de pirate, un trésor de l’histoire gravé sur sa peau.

Cette carte aux trésors vient s’imprimer sur le temps historique par une volonté de l’artiste dont on devine sur la photographie qu’il est dans son atelier. Sa création rend poreuse les frontières entre !’Histoire et l’affabulation, l’espace réel et fantasmé. Les formes graphiques de cet itinéraire sont empreintes de mystère. Comment atteindre ce trésor ? Le parcours n’indique aucun lieu mais stimule l’esprit d’aventure et de découverte. L’exploration conjointe du sensible et du fictionnel nous entraîne également vers l’expérience affective de l’espace comme le concevaient les psychogéographes.[3]

Le tourbillonnement

L’artiste n’écarte aucun champ d’exploration. Avec une amusante désinvolture, il poursuit ses investigations sur les cartes marines cette fois-ci dessinées sur papier ou à même la paroi des salles d’exposition, débordant, ainsi, des cadres. Ces archipels associés à des constellations nous renvoient à la nécessité chez les navigateurs, pour s’orienter en mer, de regarder vers le ciel.

Les voyages sont longs et risqués en raison des conditions météorologiques, des circonstances militaires et de l’état de la mer. Mais l’extraordinaire dynamisme, l’enthousiasme et le courage des navigateurs hollandais leur permettent de découvrir des routes inconnues et établir des contacts humains et commerciaux.

Plus de huit mois de navigation conduiront presqu’un million d’aventureux, de marins, de militaires et de négociants hollandais, d’Amsterdam à Batavia (l’actuelle Jakarta) capitale de la V.O.C. en Asie. Ce périple où se mêlent espoir, intérêt, curiosité, joies et souffrances longe les côtes africaines et après un ravitaillement au Cap de Bonne Espérance, trois routes s’ouvrent dans !’Océan Indien : le Canal du Mozambique, les îles Mascareignes et la plus longue, lorsque les îles Saint-Paul et Amsterdam seront connues, par le détroit de la Sonde avant d’aborder les côtes chinoises et japonaises.

Une fois de plus, les cartes célestes seront complétées au XVIIe siècle grâce à la contribution des navigateurs hollandais partis explorer les mers de l’hémisphère sud. Cette nouvelle cartographie des constellations s’accompagne, dès lors, de noms exotiques complétant le bestiaire existant déjà dans l’hémisphère nord (Caméléon, phénix, toucan …).

Ces lignes imaginaires, tracées dans le ciel nocturne, reliant les étoiles entre-elles forment des constellations bien réelles. Si elles semblent se mouvoir c’est simplement la rotation de la terre qui modifie leur position.

Les constellations de Didier Clain épousent la voûte céleste, s’adaptent à la structure existante pour ensuite se libérer des contraintes du réel et renouveler l’imaginaire des anciens dans leurs recherches graphiques et poétiques.

Dans une vision extraordinaire des « Etudes pour Archipelagos, 2015 », l’artiste s’amuse à relier les constellations du Poisson à celle du renard. Les liens sont forts autour du bateau il semble géographiquement référencé, bien arrimé dans un graphique proche d’un relevé d’archéologue. Cette documentation « scientifique », ce code graphique s’appuie sur l’histoire et la science, elle se superpose aux cartographies anciennes, elle les dépasse et se nourrit de fantastique. Ces voyages se font sur les mers et dans le ciel, le ciel devenu, ici, métaphore du rêve.

A la ponctuation des constellations dans le ciel, répond celle que dessinent les îles dans l’océan. Dans cette apposition, elles se chargent, elles aussi, de fables, de fantasmes et d’utopies. L’île des utopistes est le lieu des réalités différentes, idéales, chimériques. Elle relie les strates du réel et de la fiction.

« Archipélagos I » est réalisé directement sur le mur des salles d’exposition. L’artiste a souhaité ce grand format qui domine et embrasse le visiteur. Les îles qui composent cet archipel se conjuguent à des formes curieuses qui, si elles devaient être rassemblées révèleraient l’image des os du bassin d’un homme et celui d’une femme. Le dessin des îles de : « Archipelagos Ill », ‘renvoie à celles des parties d’un corps éparpillées comme les éléments d’un puzzle[4]. Dans ce rapprochement avec le corps humain, les îles prennent un relief inattendu. Didier Clain retrace, à sa manière, les lignes de l’histoire, de son histoire mais aussi celles des espaces géographiques de son île natale, dans la chair, dans le corps. Toutes ces réalités se sur-impriment dans une belle stratégie poétique où la force des possibles crée le lien.

Cette identification chimérique, cette sorte de mimétisme improbable évoque immanquablement « Le rêve du papillon » de Zhaungzi dans son « Discours sur l’identité des choses »[5]. Mais encore, la pluralité des réalités qui compose le rêve nous guide vers ces récits enchâssés où les rêves imbriqués les uns dans les autres rendent de plus en plus faibles les possibilités de trancher entre le tangible et la vision onirique. Ce troublant tourbillon, de certitudes et de spéculations, amarré aux « Archipelagos » de Didier Clain leur confère une force nouvelle, irréelle et magique.

Les îles plus géométrisées de « Archipelagos Il » évoquent quant à elles une carte urbaine et sa déambulation mentale, son parcours de dérive. La fascination pour les grandes villes modernes se traduit ici par son horizontalité à l’image de Philadelphie, terre qui a façonné l’esprit du plasticien pendant sa formation artistique : son exotisme à lui ?

« Autoportrait and the Moon, 2016 », photographie de l’artiste face à l’astre lunaire semble signer une revendication, une adhésion à cette plaisante ambivalence qui consiste à recevoir et réfléchir la lumière. Comme elle, l’artiste se réapproprie son histoire, son univers avant de les détourner poétiquement.

Le Glissement

Les mouvements de rotation de la lune autour de la terre induisent des effets sur les flux des eaux, des océans, de l’air et du vent. Dans leur périple en mer les navigateurs doivent composer avec elle et son action sur l’univers marin.

A l’ile de La Réunion, une antenne Omega avait été installée de 1974 à 1999. Le mât de ce système de radionavigation atteignait une hauteur de 427 mètres ce qui en faisait la structure la plus haute en France, bien plus haute que la Tour Eiffel parisienne ! Une fierté ! Dans son enfance, Didier Clain avait alors, été marqué par ce gigantesque appareil qui a engendré dans son esprit le merveilleux, le mystère et la fantasmagorie.

Les bateaux défilent à la surface des mers, sont chahutés par les vagues et bousculés par les cyclones mais ils sont épargnés des affres de la tourmente et de l’abîme par cette antenne qui les guide et les protège. D’ailleurs ils convergent tous vers elle. C’est ainsi qu’apparaît « Armada Omega, 2016 » une installation composée d’origami représentant des bateaux qui forment un long cône à partir d’une base circulaire. Les petits bateaux en origami sont les éléments de cette sculpture, cinétique, puisqu’elle est en partie en mouvement. La magie de cette idée de tuteur protecteur se retrouve dans la finesse et la délicatesse des couleurs du papier japonais. Cette prolifération de bateaux en papier plié souligne le jeu graphique du trait et avec lui l’impossible repentir de l’artiste et de ce fait l’inscription définitive. Le sable noir au sol précise la localité où s’est implanté cette formidable structure : c’est bien le sable noir de la baie de Saint-Paul à La Réunion.

Sur ces mers où affluent les navires, la V.O.C. hollandaise s’installera peu de temps aux Mascareignes, puis ce sera la Compagnie des Indes françaises qui prendra définitivement possession de La Réunion, l’île bercée par l’océan Indien sur cette route maritime ; petite terre paradisiaque, comme la décrivaient, alors, les marins.

« Armada Omega, 2016 » est bien une métaphore de l’île volcanique et conique vers laquelle ont convergé les peuples depuis le XVIIe siècle. Ce petit caillou qui émerge du vaste océan Indien est moins perçu comme une terre des origines que le mouvement lui-même qui a conduit les populations vers ce lieu d’ancrage. Les racines ne sont, dès lors, plus prises dans la terre, dans la matière mais, puisent désormais, dans le mouvement. Mouvement qui confère souplesse et légèreté.

Cette fluidité est présente également dans le travail photographique et vidéographique de Didier Clain. Si ses photographies sont fortement imprégnées de cinématographie, ses œuvres vidéo sont-elles porteuses d’une réflexion appuyée sur la photo. L’artiste passe de l’un à l’autre, les fusionne dans une perspective de recherche permanente.

La série de six vidéos est présentée dans une salle sombre et les films sont diffusés sur des tablettes numériques. Le silence est seulement interrompu par le son des pas de danse de la « Danza ma cabra, 201 0 » où l’artiste crée une musique en rythmant ses pas de danse sur un plancher.

Ces films sont de courte durée, 2 ou 3 minutes, réalisés en noir et blanc, en plan fixe avec un grain brûlé un peu comme celui des vidéos de surveillance, les décors ordinaires réalisés dans une volonté très marquée par une absence complète de narration.

Sans début et sans fin, ils se présentent comme des tableaux photographiques avec parfois le léger frémissement d’un palmier, le reflet d’une maison dans l’eau de sa piscine qui ondule à peine. Toutes ces images ont quelque chose de perturbant, d’inquiétant. Il ne se passe rien, le temps est suspendu. La vidéo du cycliste joyeux qui parcourt la ville donne l’impression que c’est le paysage qui défile derrière lui par la fixité des plans-séquences. Le caractère contemplatif de ces films met en évidence des temporalités dérangeantes. La vidéo est pour l’artiste une machine à explorer le temps.

« L’inattendu est le nectar des dieux » dirait Mark Lewis dont le travail vidéographique est fait de silence et de sobriété dont il tire toute sa puissance.

Didier Clain, lui, filme un bord de la piscine seulement animé par la présence d’un moineau venu explorer les lieux. L’oiseau s’en va, sort du champ … Il revient ! Une joie inexplicable ! La singularité de ces vidéos réside dans cet écoulement du temps dont la diffusion en boucle accentue le sentiment d’intense étrangeté. Ces œuvres vidéographiques interrogent le temps et la perception. La pensée et le regard sont au cœur de cette recherche artistique en vidéo que Philippe Dubois, spécialiste de l’image, qualifie dans son ouvrage consacré à la vidéo d’un « état d’image -une forme qui pense ». [6]

Photo et vidéo sont ici intimement liées et le glissement de l’un à l’autre se fait naturellement chez Didier Clain.

En 2005, Didier Clain, fait la découverte d’un carnet de croquis au Pennsylvania Academy of the Fine Art, Philadelphia, U.S.A. où il est alors étudiant. Cette même académie avait, auparavant, accueilli le cinéaste qui compte parmi ses sources d’inspiration : David Lynch.

La rumeur a, alors, vite couru parmi les étudiants.

Le corps enseignant a lui-même communiqué l’information aux Commissaires d’exposition du Musée de l’Académie, en charge, en 2010, d’une rétrospective du célèbre cinéaste.

David Lynch leur a, alors, répondu : « Ah ! C’est lui qui l’a retrouvé alors !»

Ce carnet authentifié par l’énigmatique cinéaste est un maillon important de cette exposition. Il est présenté fermé, protégé dans une vitrine ; c’est un objet prestigieux, presque une relique. Le visiteur laisse libre cours à ses supputations.

Les films de David Lynch sont traversés de fantasmes et de concret, de rêveries et de consistant, de délires, d’errances et de réel. La luminosité de certaines de ses images croise l’angoisse des violences nocturnes. Insensiblement tous ces univers se frôlent, s’insinuent et se faufilent l’un dans l’autre.

Les photographies de Didier Clain : « Snake Road, Sunset (Californian series), 2016 » ; « Clark Park, 2008 » ; « Western series, Landscape, 2004 » ; « Swimming-pool Il, 2008 », retiennent ce glissement d’un état vers l’autre ; ses forêts au clair-obscur, paysages Lyncheen, sont pourtant des vues de campagnes françaises. Ambigüité et réversibilité sont aussi présentes dans la maison qui semble flotter au-dessus de la pièce d’eau, son reflet éclairé par une lumière suave qui distribue les couleurs de part et d’autre de l’image : le bleu aquatique légèrement mordoré et le noir profond de la nuit (« Swimming-pool 4, 2016 »). Cette confusion des espaces qui déroute s’immisce dans la séduction du mystère que le silence fait surgir.

La recherche du plasticien oscille constamment entre le merveilleux et la réalité. Les temporalités se chevauchent. Les univers se meuvent, s’empilent, glissent et ne se fixent jamais.

Rien d’étonnant que la dernière photographie, « Surf Me, 2012 » qui a complété l’exposition soit celle d’un surfeur pris dans le moment suspendu de sa chute. Il semble flotter, presque en apesanteur, presque irréel, entièrement enveloppé, voilé par les brumes de la surface de l’eau. Cette œuvre apparaît comme une sorte d’estampille d’un système cohérent de représentation du monde que Didier Clain a su développer dans sa recherche plastique et esthétique.

Alors que « S’enraciner c’est s’enfoncer, s’engluer », le glissement métaphorique suggère quant à lui la puissance de réaliser « la synthèse en profondeur » sans s’abîmer.

« Glisser c’est le contraire de s’enraciner » écrivait Jean-Paul Sartre en 1943 dans « L’Être et le Néant », ouvrage fondateur de l’Existentialisme. Une doctrine d’action pour laquelle l’homme est tel qu’il se conçoit : en existant, en se projetant hors de soi.

Caroline de Fondaumière

Historienne de l’Art


[1] Depuis la division du monde en deux par le traité de Tordesillas de 1494, les portugais détenaient le monopole du commerce sur la route Est des Indes, tandis que les espagnols, autre puissance maritime, se voyaient attribuée la route des Indes par l’Ouest c’est-à-dire les Amériques.

[2] Caroline de Fondaumière, 2010, « Jack et le lotus bleu » in Catalogue d’exposition : « Jack Beng-Thi. Cartographie de la mémoire – Rétrospective (1990-2010) »

[3] La psychogéographie est un néologisme créé par Guy Debord en 1955, qui introduit de la subjectivité dans une carte réel. Voir : « Les lèvres nues » n°6, mai 1955, Bruxelles.

[4] Il est curieux de noter que John Spilsbury qui invente en 1760 à Londres le puzzle, moyen ludique d’apprendre la géographie ait été cartographe et graveur !

[5] Zhuangzi, penseur chinois du IVème siècle avant J.C. En se réveillant il ne sait plus s’il est Zhuangzi rêvant du papillon ou si c’est le papillon qui rêve qu’il est Zhuangzi.

[6] Philippe Dubois. La question vidéo. Entre cinéma et art contemporain. Yellow Now – Côté cinéma. 2011