25 artistes 25 ans

L’Artothèque départementale est née en 1991.

25 ans plus tard, l’Artothèque nous propose un voyage dans le temps et dans ses collections. 25 artistes, peintres, plasticiens, dessinateurs, sculpteurs, photographes, vidéastes, graffeurs, etc.… une promenade d’artiste en artiste, d’œuvre en œuvre, à la découverte de l’art contemporain.

Depuis son ouverture en 1991, l’Artothèque joue un rôle central dans la création contemporaine réunionnaise.

25 années passées à soutenir la création locale, et aussi internationale, par une politique d’achat d’œuvres ambitieuse, et éclectique.

25 années passées à diffuser ces œuvres auprès du grand public, par des expositions régulières et une politique d’ouverture au monde scolaire.

25 années durant lesquelles les Réunionnais ont pu s’approprier et découvrir plus intimement ces créations grâce à une politique de prêt, simple et accessible à tous.

Ainsi, au cours de ces 25 années, l’Artothèque a acheté plus de deux mille œuvres, organisé une centaine d’expositions, soutenu plus de 300 artistes, d’ici et d’ailleurs. Elle a été le précurseur dans l’émergence des fonds d’art contemporain locaux.

Cet art contemporain local est aujourd’hui bien vivant.

Il puise dans nos propres racines et se ressource à la lumière des grands créateurs internationaux.

Cette exposition retrace, d’œuvre en œuvre, au fil du temps, ce patient cheminement qui a construit pas à pas, image par image, de peintures en sculptures, notre identité et a vu émerger nos artistes contemporains.

Première L’infiniment soi

Pour la première fois, NYHAMABETSAKA, expérimente dans les salons de l’Artothèque la mise en espace de son installation L’INFINIMENT SOI. Elle tente une ultime réconciliation de l’homme avec la nature nécessaire. Sa fabrique donne forme et fait apparaitre les vestiges d’une archéologie des rituels dont elle connait le secret, en dehors des sentiers battus de l’esthétique foisonnante et redondante des contrefaiseurs. Elle collecte, assemble, arrange et réorganise le plus souvent dans un tissage minutieux pour faire apparaitre d’étranges « objets de transes », … En peignant longuement et rajoutant çà et là de longues mèches noires, elle murmure encore des prières magiques dans la langue de toutes les mythologies sociales, comme si elle voulait exalter le pouvoir des fétiches avant que l’on se désagrège dans les cendres de la consumation de nos corps.

Elle nous parle d’une mystérieuse chambre verte où sont enfermée ses sœurs … les déesses aux longues tresses noires semblent fouetter le sol, comme ces sorcières qui frappaient la terre mère de leurs bâtons magiques, une sorte d’exhortation afin de conjurer les mauvais sorts. Telles des Moira, ces tisseuses des destins des hommes et de l’univers. Car au-delà du pays d’atlas, elles dansaient jusqu’aux levés des soleils pourpres, leurs peaux avaient la douceur du cuivre dans le miroir de « l’éther » (1) brillant …

Comme un même souvenir, elle nous raconte ce jardin calli-édénique là où va se réfugier l’éther de nos âmes … Elle [ef- fieure] les parfums délicieux qui voyagent depuis le lointain, dans les lumières chlorophylles. Peut-être avons-nous une parcelle de ce jardin au cœur de nos êtres, qui était autrefois ce paradis que nous avons déjà perdu dans la nuit sidérale. Elle questionne plutôt le prolongement de notre existence, nous transporte dans cet au-delà de la mort et de l’évanouissement de toutes les matières, un jardin de l’errance de nos êtres … Autour, des Adiantum capillus vénéris, les capillaires de porcelaine des guérisseurs, plus fragiles que la blancheur cathédrale, figés par l’incandescence du feu, murmurent des mots indicibles …

Elle nous montre ses mains aux stigmates millénaires pour nous annoncer « l’humanité mutante », se mains tendues désespérément pour nous emmener avec elle, pour nous transporter dans le monde extraordinaire où se transfigurent ses membres hypertrophiés, ultime pose dans le dernier théâtre d’ombres noires, de l’autre côté de l’image, la figuration d’un bestiaire fantastique. Ses mains d’une llithye qui rêve encore du temple sacré, où l’on brulait les encens et le camphre à la blancheur sucrée, dans des lumières intenses, derrière le voile céleste, l’ensecret des Suthradara …

Plus loin, une structure immobile, gardée par l’esprit du prince parfumé (2), le secret de Dieu qui perpétue l’éternité, nous révèle une sorte de métaphore du bulbe capillaire voulant évoquer le sablier du temps ; réceptacle du cinquième élément. Des fibres capillaires, tressées finement semblent accomplir un même cycle… L’instrument, distillateur de Dieu [Al-ambic], où se fabrique toute la substance du monde, [le feu qui s’éteint, l’eau qui s’évapore, l’air qui s’épuise et la terre qui se change en poussière …] (3) Afin que se dégage enfin l’éther parfait, invisible, élixir du recommencement des mondes qui nous survivent après la mort …

Dans la pièce silencieuse … elle nous apparait dans un léger flottement comme si « l’éther » animait encore son autre destinée, son visage s’est effacé derrière ses longs cheveux noirs, seul, son corps absenté, se dresse au-dessus comme le palimpseste d’un autre présent. La mue capillaire survit encore, après, dans cette totale désintégration de sa substance charnelle découvrant l’abandon de sa pudeur, s’affranchissant ainsi du vertugadin désuet. Ces longues tresses tissées dans la même matière noire s’approprient un nouveau territoire utopique, comme un autre corps social en révolution, bousculant la mode nous conformant au blond vénusien ; contrepied radical au « white fashion week ». La mue capillaire s’élabore intimement avec sa propre énergie dans un tissage réorganisant en nappes serrées une silhouette transmutante, une sorte de « Dress code capillaire » poursuivant sa destinée dans l’ombre rebelle d’Angela Davis … Laissant transparaitre un nouveau genre céleste semblable à la promesse d’une universalité.

(1)       L’éther et la théorie de la relativité, Albert Einstein, conférence à l’université de Leyde 1920.

(2)       Zanahary dans la langue malgache.

(3)       Extrait de la conversation d’Apollonios avec Jésus cherchant le chemin du jardin de Daphné, dans [homme qui devint Dieu, par Gerald Messadié 1990.

Alain Padeau,

Saint-Denis, Ile de La Réunion, Février 2015

Extrait du catalogue « L’infiniment soi »

Sphère de solitude éclatée

-Corps-photo

« C’est sur un fond de contestation globale de la société, sorte de dissidence culturelle conduite par l’idéologie hippie au cours des années soixante qu’apparait l’Art Corporel (en Europe) ou Body Art (aux Etats Unis). En rupture totale avec les pratiques artistiques traditionnelles, certains artistes ont fait de leur corps un médium d’expression formelle l’exposant parfois aux situations les plus extrêmes, l’inscrivant avec force dans un discours engagé et subversif visant à perturber, changer ou à remettre en question les anciennes valeurs, les modes de vie traditionnels et le pouvoir établi.

Le recours à la photographie, par ces artistes présentant leur propre corps répondait alors à un besoin de témoigner d’une Action ou d’une Performance éphémère. Rapidement la photographie fut intégrée au processus de création dans une relation où l’artiste lui-même venait faire corps avec son œuvre.

Cette adéquation corps-photo apparait comme un passage entre le sensible et l’intelligible. L’artiste interroge la réalité, nous la montre toujours plus évanescente, légère, insaisissable. Qu’est-ce qu’un corps, qu’est-ce que la matière ? La science moderne l’interroge encore. L’artiste perçoit également cette indécision, la fragilité de cette notion. Une sorte de connexion essentielle existe entre le corps et la photo par leur temporalité et l’idée d’un processus en permanente transformation. Mais aussi, comme le corps – support des principes spirituels, qui figure l’homme, qui en est l’image – la photo est le support d’une image bidimensionnelle où l’épaisseur corporelle est supprimée. Dans cette alchimie identitaire, la pellicule photographique devient une seconde peau, la pensée s’inscrit dans la chair de l’artiste, du corps photographié semble se dégager son univers intérieur, son univers mental.

En choisissant de se limiter à la surface, le créateur invente une nouvelle réalité. Une réalité située au-delà de tout, avec une autre profondeur ; une profondeur différente logée dans le domaine du possible, du non réalisé.

Au cœur de cette entente secrète, la notion de di stance en est la clé. Tout se joue au travers de l’œil, symbole de la perception intellectuelle et organe de la perception visuelle qui sépare le sujet et l’objet Par l’intermédiaire de l’image photographique, le corps est mis à distance et agit, à égalité avec la photo, comme un médium.

Par le regard séparateur qui permet de reconsidérer la matérialité, nous pénétrons dans le domaine de la pensée, indissociable de l’activité créatrice dans laquelle l’artiste engage son propre corps. C’est par le corps que la pensée émerge, les frontières entre esprit et matière sont désormais gommées et le savoir scientifique le confirme, à présent, en offrant une autre conception de l’homme et de son univers qui bouleverse la raison ordinaire.1 Ces « photographies corporelles ‘’ ou métaphores visuelles éclairent la relation continue et sans limite, l’identification entre ce qui est donné à voir, le corps de l’artiste, et sa pensée. »2

Cette pratique de la « photographie corporelle, existe partout ailleurs ce mode d’expression devient prépondérant chez les artistes et nous montre qu’un nouveau langage s’est créé un peu partout dans le monde, sur le mode conceptuel, sur le mode de la représentation abstraite en utilisant le corps comme support De nombreux artistes dans le monde y adhèrent en se nourrissant des spécificités propres à leur culture, des particularités de chacune d’elle et des préoccupations de chaque artiste.

Eric Grondin a concentré sa recherche plastique autour de la douleur de la solitude.

-Corps troublant

La solitude est depuis le XIXe siècle un thème majeur que les artistes n’épuisent pas et qui a, surement, encore beaucoup à apporter. Elle l’essence même de l’homme qui a pourtant vocation à vivre en communauté ; elle conditionne l’homme qui doit aussi la combattre.

« Fais de toi la sphère parfaite d’Empédocle, exultant en stabilité, sa solitude circulaire … ‘’Dans ses « Pensées pour moi-même » Marc Aurèle au IIe siècle de notre ère, louait la richesse de ces moments d’introspection nécessaires à la qualité, à la liberté, à l’autonomie du jugement de l’individu. Cette indispensable compagne, parfois cruelle, est, pourtant, fertile en liberté et en sagesse.

Le repli dans la solitude est recherchée pour se fondre dans la nature ou en Dieu, ou encore s’unir à soi-même. De cette retraite en lui-même et comme face à son propre miroir, fric Grondin a rapporté des images empreintes de la souffrance de ses conflits intérieurs.

Visage masqué, grimé, corps marqué, coloré, ces « tableaux photographiques, révèlent tous la souffrance d’un corps devenu étrange et mystérieux, inquiétant et troublant.

La violence à peine adoucie par les couleurs primaires, couleurs de l’enfance ; ! étrangeté froide d’un rayon vert ; l’énigmatique pictogramme sur un talon qui semble indiquer la direction du sol, de la terre et donc de la mort.

Toutes ces photographies corporelles permettent d’accéder à un monde invisible où la parole n’est plus nécessaire, voire réductrice. Le corps de l’artiste se lie aux signes et aux images et cette corrélation entre le corps et la photo révèle, rend visibles la pensée, l’émotion de l’artiste.

L’œil peint de, « Volcano » pleure. Des rivières de larmes de feu s’en écoulent. Ailleurs le regard inquiétant du clown triste scrute, nous observe, nous défit ; il ne nous fait plus rire. Les « Face I, II et II » intègrent le mouvement des jets d’eau puissants frappant une face peinte qui oscille entre le torrent de larmes et de violence de la gifle. Toujours maquillé, le visage de l’artiste se cache pour mieux se découvrir. Un combat intérieur féroce se joue sans concession.

Le concept de la solitude ne pouvait trouver médium plus pertinent que la photographie pour se manifester. La photographie corporelle devient dès lors métaphore, elle convoque immédiatement plusieurs sens, plusieurs idées ou concepts.

-Corps fragmenté

« ln my room » est une installation visuelle et sonore constituée d’une borne interactive et de trois écrans. L’artiste y a inséré des images de la culture populaire, des mots et des extraits de musiques. Il invite le visiteur à recréer, à partir des séries offertes, un corps divisé en trois séquences : tête, torse et jambes.

Le point de départ de cette installation figure l’artiste lui-même, les yeux couverts de post-it qui ne parviennent pas à masquer un filet rouge sang, une blessure.

Son torse se devine derrière un tronc d’arbre qu’il enlace comme pour se protéger et/ou montrer son attachement à la nature.

Les jambes sont tout juste évoquées par une empreinte de pied sur le sable : il n’est déjà plus là, seule reste la trace de son passage, le témoignage d’une errance au bord de la mer.

Dès lors que le visiteur débutera le travail de recomposition en s’appropriant les morceaux de son corps pour réaliser un autre tableau, ce corps prendra des tonnes différentes et ne sera plus le corps de l’artiste, son corps sera mis en pièces au profit de tout autre chose. Ce corps renouvelé par fragments, par introduction d’éléments extérieurs mèneront inévitablement à une déperdition de son image, de son identité. Celles-ci ne lui appartiendront plus mais seront offertes et partagées avec tous ceux qui accepteront de considérer son œuvre, sa personne pour lui rendre une nouvelle existence picturale.

Des assemblages monstrueux, énigmatique, amusants, tristes… peuvent être créés. Les pieds d’un robot associés à un costume-cravate et surmonté de la tête du roi d’un jeu de cartes : image incongrue. Au total 104 976 possibilités restent à explorer si l’on ajoute les écrits manuscrits qui viennent ponctuer l’image et les musiques qui accompagnent ces constructions surréalistes.

Les figures surgies de cette multitude de combinaisons, les corps fragmentés participent du collage ; tradition héritière du Surréalisme apparue au début du XXe siècle. Considéré comme subversive à l’époque, le collage est aujourd’hui une pratique artistique courante voire normalisée. Alors qu’il se définit, principalement, comme une technique d’assemblage hétéroclite de fragments d’images papier (dessin, photographies, journaux, affiches .. .), le collage dans l’œuvre d’Eric Grondin, élargie aux procédés sophistiqués et instantanés des technologiques moderne, fait ressortir sa nature extensible.

La bizarrerie de ces corps hybrides composés d’éléments disparates s’accentue encore un peu plus lorsque le visiteur décide d’incruster dans l’image un écrit qu’il choisira dans une liste offerte de mots manuscrits. L’artiste propose des écrits que l’on peut rassembler selon deux natures : poétique (rêve, murmure, fragile …) ou bien, énergique (mouvement, résistance, toujours …) ; des mots actif sou passifs, Yin ou yang comme cela pourrait être défini dans la culture orientale. Une exception doit cependant être mentionnée pour le mot « vide », qui est isolé, menaçant comme le néant. Ces mots inscrits dans l’image que le visiteur aura choisi, imprime à l’œuvre qui en résulte une valeur supplémentaire. Comme les tags et graffitis que l’on rencontre régulièrement ne peuvent être réduits à leur fonction sémantique, les signes linguistiques dans l’œuvre appartiennent davantage au registre de ce que Rudolf Arnheim qualifie de « Pensée visuelle ». Ces mots permettent de recréer des univers émotionnels qui remplacent ou reconstruisent ce qui est déjà présent ou absent dans la photographie.

Cet environnement émotionnel, est, si on le souhaite, englobé dans une bulle musicale qui aura elle aussi son parfum de mystère, de douceur ou bien d’énergie tonique.

Œuvre surréaliste mais aussi œuvre ludique. Plus qu’interactive, « ln my room » se situe dans un dispositif immersif. Le visiteur participe du processus créatif de l’œuvre, la borne interactive intègre le visiteur dans l’élaboration de l’image, de son environnement sensible et de son espace sensoriel. Ses choix sont affichés sur des écrans fixés au mur, les sons sont audibles par tous : il expose lui aussi, dans un espace muséal, sous les yeux des autres visiteurs, ses propres créations.

Nouveaux dispositifs audiovisuels qui trouvent l’adhésion de bon nombre de jeunes altistes, ces environnements immersifs sont aussi une réflexion sur l’espace. La bulle personnelle dans laquelle le visiteur crée ou recréé son œuvre mais aussi l’espace de représentation où il se trouve lorsqu’il offre à son tour aux autres visiteurs ce qui ressort de ses choix dans cette mosaïque d’identités multiples, de ses pensées et même de son état émotionnel du moment.

II- Sphère éclatée

-Espace intérieur

Cette spatialisation se retrouve dans le mannequin semblant flotter dans l’espace, suspendu au plafond et recouvert d’un ciel bleu, ponctué de petits nuages sous forme de pictogrammes : « Un ciel radieux » ·

De ce corps d’homme dans les limbes du sommeil, s’échappent des sons que le visiteur peut capter par l’intermédiaire d’un casque audio. Un homme dort et pourtant des vibrations sonores qui émanent de sa tête suggèrent une intense activité. Que sont-elles ? D’où viennent-elles ? Où vont-Elles ?

Sur fond musical des bribes de discours se mêlent aux bruits de la ville ou de la maison, ou à celui d’une radio mal connectée. Ces fonds sonores n’ont aucun sens hormis celui d’une accumulation d’informations, d’archives imma1érielles comme celles que l’on pourrait retrouver dans un pli de son ordinateur ou encore dans les recoins du cerveau. Toute une masse de connaissances, dormante inutilisées qui est pourtant stockée malgré soi. Que sont-elles ? D’où viennent-elles ? Où vont-elles ? Un mystère qui confirme cependant que notre savoir et nos connaissances ne sont pas tous issus d’un apprentissage conscient, ils s’infiltrent en nous malgré nous, à notre insu et sont toujours prêts à servir, à surgir, à ressortir de manière appropriée et cela, parfois à notre grand étonnement. La théorie mimétique découverte par René Girard qui a brillamment analysé les mythes et les évangiles a trouvé une confirmation dans les neurosciences par la découverte, en 2010, des neurones miroirs appelées aussi neurone de l’empathie. Des pans entiers de notre savoir sont le fruit de répétition, de limitation du mimétisme. Le cerveau doté de neurones miroirs sensibles à un mouvement, un geste intérieur, provoquent, par un effet de miroir, l’amorce de ce même geste observé. C’est ainsi que des apprentissages nouveaux se forment en nous dans de larges domaines : linguistique, affectif, émotionnel… Par assimilation passive, par imitation, par la réflexion du miroir.

-Espace privé/Espace public

« Varangue »3 est une installation qui creuse cette réflexion sur le miroir. Une fois encore le visiteur participe de l’œuvre puisqu’il est invité à s’assoir face à un écran entouré de webcams qui capturent et diffusent instantanément son image divisée en quatre parties comme sur les écrans de surveillance. Le visiteur se voit à la fois de face, de profil et de dos et découvre, aussi, en une seule vision, en une vision panoramique, tout son espace environnant.

Des philosophes du XXe siècle, Merleau-Ponty est celui qui a accordé à l’espace une attention toute particulière. Sa philosophie du spatial se fonde sur le corps et s’intègre dans sa théorie de la perception4. Le corps est celui avec lequel nous percevons le monde et qui fait qu’il existe. Le corps est donc à l’origine de la spatialité. L’espace n’existe pas en soi, c’est le corps qui est le principe et la connaissance de l’espace.

Dispositif immersif, « Varangue », en plaçant artiste-visiteur, créateur de lui-même, race à un miroir élargi, lui permet d’appréhender son corps dans l’espace, dans sa bulle personnelle, espace aux dimensions invisibles que Edward T. Hall a été le premier à définir comme un espace personnel, sorte de bulle psychologique.

L’installation « miroir » va plus loin dans la multiplication des reflets de soi en diffusant, en temps réel sur Internet, les mêmes images qui s’affichent sur les écrans. Cette mise à distance du corps à la fois dans l’espace d’exposition et sur la toile, simultanément, correspond à une ouverture de l’espace public privé vers l’espace public et correspond aussi à cette inclinaison de plus en plus répandue chez les utilisateurs du réseau à s’exposer, à exporter sa vie quotidienne, même la plus ordinaire, hors des espaces habituels vers les nouveaux espaces que représente le Web 5Cette amplification de soi pourrait bien être une quête de soi à travers l’Autre, une volonté de capturer une image de soi toujours mouvante et aussi une manière de se disperser pour se recomposer. La multiplication de miroirs se conçoit comme une nouvelle voie de connaissance de soi et des autres. Cette ­ « explosion de soi » en images multiples, ce partage de soi avec autrui fait éclater la sphère, la bulle personnelle. Serait-elle la nouvelle conquête d’un soi autonome ?

-Espace dilaté

« Cloud » (Nuage), l’installation éphémère filmée d’Eric Grondin le représente dessinant au sol le pictogramme du nuage par accumulation de petits verres à rhum remplis d’un liquide transparent où baignent des bâtons lumineux que les pêcheurs en mission nocturne utilisent pour attirer les poissons.

Ce sont des petits tubes qui, lorsqu’ils sont rompus libèrent une lumière fluorescente pendant un court instant. Disposés dans cette multitude de verres, patiemment ajustée, ils diffusent leur éclairage tonique et vibrant, une lumière vert fluo électrique, sur une surface au sol d’environ deux à trois mètres et donnent corps au nuage stylisé. Ce flamboiement psychédélique, joyeux et pétillant, ce frétillement qui embrase tout le nuage puis s’éteint offre un spectacle féerique, magique, irréel et souligne son aspect artificiel comme pourrait l’être le Cloud computing ou nuage informatique qui concentre en une vaste archive immatérielle de données informatiques de tous bords.

C’est en quelque sorte la réponse de l’artiste à la question de l’expansion de soi à travers les réseaux qui pourrait bien se révéler n’être qu’une légère illusion comme celle procurée par le rhum parfumé distillé dans les alambiques d’une ile tropicale, paradisiaque, ne natale de l’artiste.

Si la solitude, condition de l’homme, est aussi, à l’image des rites d’initiation, un obstacle à surmonter. Elle ne le construit que par son dépassement, que par son ouverture à l’Autre. Mais cette expansion des espaces d’« exposition de soi » qui offrent de nouvelles possibilités de se rapprocher de soi et des autres peut aussi se comprendre comme un fantasme d’ubiquité, attribut divin, et sans doute comme n’étant qu’un rêve.

Caroline de Fondaumière

Historienne de l’Art

3 La varangue est un élément d’architecture créole. Aéré et frais, il est, sous les tropiques, le lieu convivial de rencontre, de discussions, de bavardage…

4 Merleau-Ponty Phénomologie de la perception. Ouvrage majeur de 19455 Anne Cauquelin. L’exposition de soi, du journal intime aux webcam

Des fleurs sous la varangue

L’éducation artistique et culturelle en milieu scolaire est l’une des missions de l’Artothèque qui, sachant la qualité et le sérieux de son travail ainsi que son engagement, a choisi de confier à l’artiste photographe Annie Decupper d’initier les adolescents du Collège Le Bernica (Saint-Paul) aux techniques et à l’histoire de la photographie.

Cette rencontre entre l’artiste et les collégiens désireux de suivre cette formation s’est déroulée de février à juin 2014 et a enthousiasmé les jeunes et leur famille car elle accordait une attention particulière aux liens qui unissent les générations entre elles et la transmission qui en découle.

Cette exposition : « Des fleurs sous la varangue » rend compte du travail réalisé entre l’artiste, les collégiens et leurs parents mais aussi de l’intimité des familles et la poésie des gestes quotidiens que les jeunes photographes ont choisi d’évoquer.

Les photographies de Annie Decupper nous révèlent, quant à elles, un autre côté de la photographe qui cette fois se lance dans une photographie en couleur pour souligner les moments enchanteurs de ces rencontres sous la varangue fleurie.

Lors d’une précédente résidence artistique au collège La Chataire (Le Tampon) en 2010 Annie Decupper a effectué un travail sur l’adolescence à partir d’un lieu, d’un portrait, d’un objet choisis par les collégiens. La photographie leur a permis de s’exprimer, de révéler une forme d’intimité bien au-delà des mots. Les images étaient présentées sous la forme d’un triptyque et exposées à la Médiathèque du Tampon sous le titre : « Secrets ».

Poursuivant ce travail sur l’adolescence et l’intime, elle a proposé une réflexion sur la relation entre adolescents et parents/grands parents à cette période de l’existence où le lien avec les adultes plus âgés est souvent perturbé et les échanges difficiles. A travers une production visuelle en photographie elle a offert aux collégiens la possibilité de recréer ce lien. Le défi que relève l’approche intergénérationnelle est de créer une atmosphère, de transmettre les savoirs, les savoir-faire, les savoir-être et les savoir-vivre ensemble.

Cette proposition photographique permet d’instaurer une relation inter active de l’artiste avec les collégiens, basée sur l’échange, le faire l’un pour l’autre. Les élèves ont aidé l’artiste à réaliser les portraits : accrochage et installation du fond photo, réflecteur. De son côté elle leur a transmis son savoir afin qu’ils puissent accomplir au mieux leurs propres images. Tout ce travail est lié à l’échange entre être humain d’âges différents : adolescents, photographe, professeurs, parents, grands-parents.

Annie Decupper s’est inspirée de la photographie africaine des années 1950. Elle a choisi de travailler en lumière ambiante, sous la varangue avec un fond photo plutôt kitch qui symbolise la bulle intime et délimite tout environnement. La pause académique est empruntée à ces photographies anciennes mais il se dégage de ces images un sentiment de légèreté et l’évidence de cette relation intergénérationnelle.

L’Artothèque se félicite de l’aboutissement de ce projet en partenariat avec l’Académie de La Réunion et propose une exposition de ces recherches artistiques du 28 juin au 21 septembre 2014.

Première Bulles de rêve

Comme des bulles s’échappant d’une vie linéaire, les rêves ouvrent les portes vers d’autres soi-même, d’autres existences ; drôles parfois, extravagantes sûrement et quelques fois sombre.

Tous ces rêves sont créateurs et impriment à la conscience des images, des mots, des sentiments qui nourriront et participeront à la construction souvent de la vie ordinaire, quelque fois d’œuvres artistiques, d’un coup de génie scientifique ou bien simplement de la vision d’un évènement qui se réalisera plus tard.

Ces rêves prémonitoires signent un lien entre un univers invisible et la réalité quotidienne, entre l’au-delà et le monde qui rassemble les êtres sur terre. L’origine divine des rêves s’inscrit dans toutes les civilisations. Même à l’époque moderne ces croyances perdurent.

Au début du XXème siècle, l’interprétation des rêves déterminera la recherche des grands psychanalystes Freud et Jung qui y voyaient une porte ouverte vers l’inconscient. Fort de ces études scientifiques, les artistes liés au mouvement surréaliste ont prôné la toute puissance de cette autre réalité qui conférait au rêve une supériorité face à la raison. De même, chez les chamanes du monde entier ces évasions nocturnes sont source d’inspiration dans la vie de tous les jours.

Cette porosité entre le rêve et la réalité se vérifie partout et aussi à la Réunion. L’île de l’Océan Indien, à la croisée des peuples européens, africains et asiatiques a engendré un syncrétisme religieux source de mythes et légendes vivaces, issues de l’imagination ; souvent sombres, ils cristallisent toutes les peurs. Au fils du temps des faits divers vont se muer en mythes et de nouvelles légendes vont se forger au détour d’une route, d’un bassin ou d’autres lieux imprégnés d’une histoire fatale.

De ce corpus lié à l’histoire de la Réunion, analysé sous leurs différentes versions, compilé et étudié, Genathena y trouve le prétexte à ses recherches plastiques. L’artiste y puise la matière qui nourrit son intérêt pour le rêve, le rêve enchevêtré dans le réel, voire comme élément constitutif du réel. La toute puissance du rêve comme marqueur de la réalité.

Cette réalité souvent dramatique suppose un dessin sombre simplement ponctué de couleurs. Dessin aux traits fin ondulants et souples où alternent des lavis aux tons fris et pastel. Des œuvres curieuses où le merveilleux et le poétique côtoient l’effroi et les figures inquiétantes dans un flot d’encre de Chine dense qui couvre le support de papier et laisse libre court à l’imagination.

1 Daniel Honoré- Légendes créoles- 2002- Ed. UDIR

Chacun de ces dessins figuratifs nous plongent dans un univers onirique et fluide d’où surgissent des formes étranges et chimériques qui créent une tension subtile parfois, mais où l’épouvante submerge ailleurs.

Les tâches éclaboussées, les bulles d’encre ou aquarellées s’engrainent sur l’ensemble des œuvres graphiques et son rendu par les ballons dans son travail photographique. Ces petites sphères légères s’élèvent, virevoltent et pétillent autour d’animaux effrayants ou de scènes tragiques ; elles semblent se rire des drames qui se jouent et quelques fois s’en nourrir ou bien en émaner directement.

Comme ces bulles que forment les rêves, échappés du psychisme, celles dessinées par l’artiste semblent surgir des drames humains pour grossir l’imaginaire collectif et enfanter des mythes et des légendes.

Calmes ou déchaînées, ruisselantes et entraînantes les eaux embrassent toutes les scènes. La fluidité de l’eau convient aux légers et caressants lavis de l’artiste mais sert aussi l’atmosphère vaporeuse des scènes représentées qui fluctuent entre le réel et l’imaginaire. La finesse des lignes que dessinent les cheveux, expressions extérieures des pensées, ces chevelures mystérieuses qui enlacent et traversent toute son œuvre, sont autant de traits qui unissent des univers parallèles.

L’ensemble des œuvres de Genathena nous plonge dans les méandres sensuels et enchanteurs du rêve tant dans son travail graphique que photographique qui flirtent avec les mangas et dessins animés.

Des esprits charmants ou angoissants et autres créatures aux formes et consistances diverses grouillent, se meuvent, enflent et glissent et glissent avec fluidité. Ils menacent des êtres humains réduits à leur fragilité, tels des peluches désarticulées et douces soumises au grappin grinçant et gigantesque comme dans les fêtes foraines. Les lignes souples s’enchevêtrent et se tressent dans un corps de sirène, s’enroulent et se transforment en scorpion menaçant et s’emmêlent à la croisée des chemins.

Cette exposition saturée de rêve fantasmagorique est constamment parcourue d’un frisson d’angoisse que la poésie des univers enchantés vient adoucir.

C’est le dessin que Genathena a choisi comme pratique artistique mais elle ne se limite pas à la plume et à l’encre, la photographie lui permet une approche différente dans sa recherche sur le rêve, les mythes et légendes qu’elle étend dans le temps et l’espace vers des régions plus lointaines comme la Grèce, réservoir particulièrement fécond dans le domaine de la mythologie.

On y retrouve les bulles, la porte, le miroir, la grotte, le champignon, autant de points d’entrée dans l’univers onirique, fabuleux et mystérieux que l’artiste a exploré dans toutes ses profondeurs.

Caroline de Fondaumière, Historienne de l’Art, extrait du catalogue « Bulle de rêve », 2014

Chemin faisant

C’est à partir des photos de Charles Delcourt et David Lemort qui naît l’envie de faire une exposition mettant à l’honneur l’homme dans son environnement, en l’occurrence La Réunion. La multitude des liens qui nous unit à notre milieu laissait présager une grande diversité d’expression artistique. L’exposition collective s’est ainsi imposée.

C’est par la promenade que petit à petit, chacun des artistes exposant s’est emparé de ce sujet pour nous restituer des fragments de vie, comme autant d’histoires possibles.

Une silhouette se déplace à la lisière d’une ombre, celle du Piton de la Fournaise au petit matin. La course du soleil impose son rythme et son chemin. Pour Yohann Quëland de Saint-Pern, cette promenade, réduite à son expression mécanique la plus simple, devient déplacement. La plaine de Sables, image emblématique de La Réunion, devient espace. Bordé sous l’angle de la phénoménologie, le déplacement interroge la conscience que nous avons d’être au monde, tandis que la marche de l’Homme, tout à la fois soumise et révélatrice du milieu, pose la question de notre interdépendance à l’environnement et d’un équilibre avec celui-ci.

Une question universelle à laquelle Charles Delcourt, David Lemort et Laurent Zitte apportent leur témoignage.

Charles Delcourt et David Lemort s’offrent une promenade, un tour de l’île par le littoral. L’un arrive tandis que l’autre repart après 7 années passées à La Réunion. À la manière d’un protocole expérimentale, le parcours est imposé, les actions sont définies au préalable. L’un photographie la route, l’autre les abords.

Même si c’est de l’intérieur que ce petit bout de terre déploie toute sa grandeur, faire le tour de l’île reste une expérience physique émotionnelle. Une promenade à la frontière de l’intime et de l’infini, de la limite physique vers l’évasion spirituelle, de l’intérieur vers le large. Charles Delcourt et David Lemort recomposent cette dualité dans des diptyques où le noir et blanc s’opposent à la couleur, les points de fuites aux plans serrés, l’instant qui file à celui qu’on suspend. Autant d’images volées au passage qui constituent le prologue d’une intrigue réunionnaise à découvrir.

Impressions donc plutôt qu’imprégnation, à partir de cette route qui veut contenir toute La Réunion mais qui régulièrement se laisse déborder par les velléités d’un volcan ou d’un océan déchaîné. Une route au bord de laquelle se figent des instants insolites, où le déferlement des voitures côtoie tout à la fois la légèreté d’un pique-nique, quelques cabris en pâture, un esprit qui s’évade…

La promenade, celle des artistes, est prétexte à un exercice photographique formel et esthétique. Les images prises sur le vif n’en témoignent pas moins d’une Réunion en prise aux transformations et à ses contradictions.

Laurent Zitte, immobile, traque l’instant décisif, celui qui compose l’image d’un seul clic et nous laisse tout entrevoir d’un clin d’œil !

C’est par exemple ce chat, aperçu au rebord d’une fenêtre ouverte sur les champs. Le papier peint tout autour exhibe une myriade d’oiseaux, entremêlée à une décoration florale, comme pour nous faire partager le rêve éveillé du félin…Rêve d’une évasion bucolique qui passe comme un souffle, trace une ligne imaginaire d’un personnage à l’autre, passe dans la série Maison, Chemin bœuf mort. À l’inverse de l’image unique composée, le mouvement s’étire d’une photo à l’autre. La trajectoire décomposée puis recomposée par la photo se lie comme un film, se découvre dans un espace physique.

Embusqué pour observer son sujet, le photographe semble mener une étude minutieuse, quasi sociologique. Sociologie aussi la de photo, dont la mise en scène témoigne ici du chemin parcouru depuis le pictorialisme du XIXe siècle.

Puis enfin, Jean Legros, promeneur inconditionnel qui sillonne La Réunion, Leica en main, une cinquantaine d’années avant nos jeunes artistes. Parmi toutes les images qu’il rapporte, la thématique de la promenade est riche d’histoires. Histoire d’une passion dans premier temps, celle de ce photographe amoureux de La Réunion, histoire d’une époque archaïque, celle des chaises porteuses, ou d’une époque éclairée, celle du chemin de fer, aussi.

Déplacement pour les uns, promenade pour d’autres, l’homme en mouvement dans son environnement n’a de cesse de construire son histoire, l’artiste de la raconter et nous de l’observer.

Laetitia Espagnol, extrait du catalogue « Chemin faisant », 2009

Zombri

Fred Theys a aujourd’hui 37 ans. Lauréat d’un DEA en Informatique et Intelligence artificielle en 1997 rien ne le prédestine à une carrière artistique, si ce n’est une grande sensibilité et une recherche permanente de liberté dans sa façon d’être au monde. Les aléas de la vie pousseront Fred Theys à canaliser sa sensibilité dans la création artistique pour, petit à petit, s’inventer un nouveau chemin. Très tôt passionné par l’art, il passe beaucoup de temps à étudier les œuvres et les écrits d’artistes aussi divers que Dubuffet, Antonin Artaud, Picasso, Dali, Basquiat, Ousmane Sow ou Anselm Kiefer.

La liberté d’expression qu’il découvre dans l’art, plus particulièrement dans les œuvres d’Art Brut, sera pour lui décisive. Après une longue période d’imprégnation, il commence à peindre en 2003.

Artiste prolixe, ses premières toiles sont un exutoire. L’acrylique lui permet de travailler dans la spontanéité et la rapidité, par couches superposées. La couleur structure ses compositions et redonne un équilibre à sa vie. D’expérience en expérience, l’apprenti sorcier fait ses armes et acquiert une maîtrise de son art. Liberté, intuition et sincérité guident son élan créatif sur de grandes toiles.

Dans les premières œuvres ici présentées (2007), les couleurs vives et les compositions aériennes dégagent d’emblée une sensation de légèreté enfantine. Mais si notre esprit se laisse aller à cette douce invitation, notre chair bientôt souffre de voir ces corps qui s’effacent, se dispersent ou se déchirent. Hésitations … Ces êtres qui tantôt prenaient leur envol semblent maintenant trébucher.

Puis apparaissent les Zazous, comme une respiration.

Les Zazous murmurent à l’oreille de l’artiste cette mystérieuse continuité entre l’individu et la nature. Compagnons des Hommes distraits, initiés à la contemplation oisive et hasardeuse, ils sont là où on ne les attend pas, au détour d’un chemin, dans le creux d’un arbre, au revers d’une feuille …

Les Zazous disent une façon d’être. La pertinence de leur mode de vie, adapté au milieu qu’ils occupent, nous interroge sur notre relation et notre place dans l’environnement. Lorsque l’artiste revient à ses toiles, fort des murmures des Zazous, c’est pour explorer un peu plus ces correspondances entre corps et matières.

« La toile de jute représente pour moi le tissu interne du corps humain. J’y colle des résidus de matières, comme des traces du passé. Enfin je recouvre le tout de papier de soie, une peau fragile et douce. Puis arrivent les matières naturelles, lavées de leur contenu, sur des teintes brou de noix … Ce processus, qui n’est pas étudié en fonction de sa symbolique, se construit instinctivement. C’est presque dans un état de transe, sinon d’extrême sensibilité que je parviens à l’œuvre aboutie. »

Les teintes naturelles, plus douces, remplacent alors les couleurs vives et acides. Les fleurs, les regards, les mains tendues et bras agrippés qui racontent nos liens et nos attentes, disparaissent. La question de la liberté, toujours centrale, quitte le champ de la sociologie pour celui de la métaphysique. C’est notre immanence au monde qui est interrogée. Les corps libérés se dessinent dans la poussière, s’assimilent à la fragilité et l’insignifiance du grain de sable, redeviennent matière. L’artiste explore nos racines les plus profondes, au milieu des fibres, dans la terre et la boue ; cette orgie d’où nous venons et à laquelle nous retournerons, pour ne laisser que la matière brute, seule réalité irréductible.

L’art de Fred Theys est l’expérience spontanée d’un artiste dont le corps et l’esprit sont tout ouvert au monde. Sorties de toutes codifications de l’Art Contemporain, ces œuvres sont aussi une expérience directe vers le public. Pour nous qui présentons ce travail avec grand plaisir, il s’agit de faire un pari, celui de l’émotion.

Laetitia Espanol