Première Mystères

Ce que vous voyez n’est que le miroir de votre âme.

Mon travail, quant à lui, s’attache à restituer dans l’image la part d’invisible et de transcendance qui lui était originellement dévolue. En effet, l’image – religieuse en particulier – était le simulacre de quelque chose qui la dépassait et qui était irreprésentable : un être disparu, un évènement advenu, une idée, une essence, une réalité inconnaissable par la vue. L’image avait en ce sens à la fois une dimension profane et sacrée.

L’utilisation de la photographie numérique me permet de composer des images à partir d’une réalité que je manipule pour créer des tableaux de facture hyperréaliste. Le souci du détail, quasi maniériste, aboutit à un résultat auquel la peinture ne saurait parvenir car elle ne peut intégrer le produit technologique. Lorsque la mise en scène n’a pas été possible en une même prise de vue, le photomontage, le travail de la lumière et de la perspective sur ordinateur me permettent de mettre en présence des éléments réels et des éléments fictifs, et de cette rencontre naissent des scènes fantastiques.

Présence de l’absence.

Néanmoins, quelque chose frappe lorsque l’on regarde l’ensemble de mes tableaux : d’aucuns d’entre eux ne se dégage un « message » unique qu’il soit marchand, social, politique, religieux ou même philosophique.

Ils adoptent un langage qui s’adresse davantage à l’imagination, c’est-à-dire à la faculté de produire des images mentales ou de reconnaître des éléments iconographiques déjà vus. Mais quelque chose dans les tableaux sollicite, en deçà de l’imagination, les sentiments et l’intuition : ce n’est pourtant pas ce que l’on peut y voir, qui semble appréhendable par l’imagination, c’est bien quelque chose au-delà de l’image.

Une chose est sûre : le contraste entre le réalisme formel de ce qui est présenté et l’absence de toute référence contextuelle à notre réalité prosaïque invite le spectateur à chercher la source du sens non pas dans ce que l’image montre, mais dans ce qu’elle ne montre pas. En effet, les lieux symboliques que je mets en scène sont avant tout des espaces mentaux. Ces scènes désolées et mystérieuses, ces lieux éloignés de pouvoir – puisque nous y sommes assujettis – sont le cadre, ou plutôt le champ allégorique, dans lesquels les principes de vie et de mort se confrontent et s’embrassent dans une danse fatale qui transcende l’image : soit précédent, soit suivant la scène visible, soit hors- cadre, soit visible par défaut de visibilité, ou encore dans un horizon fuyant, mais toujours suggérée par une esthétique du clair-obscur, la source de cette agonie – du grec agônia, « lutte » – est au-delà de l’image.

Je souhaite que chacun puisse faire l’expérience du Mystère, une expérience de dépouillement absolu.

C’est un sentiment que certains compareront à la foi religieuse, mais celui-ci ne nécessite pas de trouver, seulement de chercher. Il est donc accessible à tous, et surtout à ceux qui doutent. Il peut provoquer le vertige et la terreur, mais laissez entrer ces facteurs d’anéantissement, et le Mystère ouvrira l’univers en vous. Vous ne serez plus jamais seuls.

Vivien Racault, extrait du catalogue d’exposition « Mystères »

Métronome

Peinture et musique se mêlent indissociablement au processus créatif de Samantha Afxendio. Ses créations plastiques sont rythmées par la musique ; cet art du temps que le métronome symbolise parfaitement.

Le temps et l’espace, à travers les deux dimensions de la peinture, sont les « lieux » où se forgent les œuvres de l’artiste. Une œuvre un peu déjantée et chaotique où la violence n’exclue pas la poésie, le romantique, le goût du mystère et du fantastique, la sensualité et l’éclatement des contrastes dans les formes d’expression.

Les séries de dessins ou de photographies tout comme la vidéo sont un ensemble cohérent et uni par la force du graphisme et ce rythme omniprésent, entendu ou manifesté.

Les jeux d’encre et lavis se superposent, se fondent, s’évanouissent pour ressurgir en formes abstraites ou figuratives, ou tout à la fois mêlées, sur apposées. Ces transformations et surimpressions déclenchent des réactions dans lesquelles les traitements les plus doux virent au cauchemar ou encore donnent vie à des créatures fictives et autres bestioles imaginaires qui affectent une délicate et délicieuse légèreté. Au cœur de cet univers onirique et délirant, les formes étranges se meuvent à la fois glissantes et ondulantes et parfois abruptes, nerveuses et cinglantes sous une plume guerrière, mais toujours dans une vive spontanéité et une grande liberté qui évoquent immédiatement cette « délivrance » de l’artiste, délivrance d’un esprit complexe, complet.

Les entrelacs et enchevêtrements d‘animaux ou d’objets précieux, les réseaux de dentelles dessinent des textures raffinées et sensuelles mais aussi mystérieuses telles des figures de l’infini, l’entrecroisement des chemins d’un labyrinthe qui conduirait à l’intérieur de soi en empruntant les dédales, les aléas, les circonvolutions de la pensée profonde. Tout est ici vibration en quête des richesses d’un monde phénoménal en mouvement dans chaque geste pictural. La rapidité d’exécution signale l’urgence vitale et bien sûr un rapport de l’être au temps et à sa propre existence marquée par l’intensité et la conscience de la vie dans un désordre raisonné avide de chaque instant que l’on retrouve en musique dans le jazz de Coltrane ou dans le rock, hard et concis.

Cette existence qui se tient en équilibre dans le présent fait face au temps linéaire qui s’égraine en pointillé, en fines perles. Il ponctue régulièrement les créations graphiques, photographiques ou vidéographiques. Cet autre aspect du temps, répétitif et réversible comme celui du sablier souligne une part d’obsessionnel et de fébrilité en partie hallucinatoire. Les phénomènes de transes chamaniques sont aujourd’hui étudiés et mettent en évidence les circonstances et les étapes de ces périples hors du temps que sont ces expériences universelles et connues à toutes les époques et en tous lieux. Les sons obsédants des tambours, les chants fortement rythmés, les privations sensorielles et, en bref, tout ce qui éloigne de la réalité favorisent ces visions qui débutent par des nuages de points, des zigzags, des lignes concentriques ou rayonnantes, puis, ces signes s’organisent ; les zigzags deviennent des serpents… et enfin l’ultime étape débouche sur l’autre monde, celui de la communication avec les esprits, un monde de lumière.

Dans le travail de Samantha Afxendio cette lumière est une vraie joie de la couleur, une belle sensibilité des nuances colorées des plus douces aux plus vives, un sens certain des tonalités et de leurs résonances. Un magnifique voile de lumière aux teintes exquises, féeriques recouvre et s’infiltre dans la trame d’un graphisme acéré et sombre qui porte un cri, une angoisse existentielle. En somme tout dans cette œuvre porte le poids de la condition humaine et sa dualité inhérente faite de luttes intérieures entre le clair et l’obscur, l’ordre et le désordre.

Sa démarche picturale est, de toute évidence, imprégnée de culture rock par son mouvement rapide, lancinant et violent que soutient une mélodie aux accents romantiques et sensuels.

Le précieux et l’horreur se côtoient, toutes les ambivalences de la pensée se confrontent et se mêlent marquant ainsi ses créations du sceau de la complexité humaine où un parfum de détachement, d’humour et de dérision s’affirme comme une note conductrice et continue.

Sa liberté d’expression se conjugue avec les fanzines, mais on retrouve la fraîcheur, le merveilleux et la magie d’Hundertwasser, la mélancolie, le trait nerveux et énergique de Basquiat mais surtout une filiation caractérisée avec cet artiste complet et hors normes, plasticien, poète et musicien qu’est Mike Kelley

Caroline de Fondaumière

Esprit de corps

Objets animés

Au début, ce fut une rencontre hasardeuse, comme une attirance réciproque irrésistible. Il le distingue parmi tant d’autres sur le sol puis l’objet s’impose à lui. Comme dans une rencontre amoureuse, l’artiste et l’objet entrent dans une relation intime faite d’attrait, de rejet, d’interrogation et enfin d’acceptation complète.

L’apparition d’objets réels dans les créations plastiques n’est pas nouvelle. Les cubistes, dans les œuvres picturales, les surréalistes visaient, eux, à donner une dimension symbolique à des objets sortis de leur contexte. Enfin, Marcel Duchamp avec son ready-made entendait conférer à l’objet manufacturé une identité autre ; l’objet réel, sans autre artifice, était ainsi élevé au rang d’œuvre d’art par la simple signature de l’artiste. Plus proche de nous, on connaît également les « psycho-objets » de Jean-Pierre Raynaud, objets chargés d’affect que l’artiste investi d’une mission artistique.

Pour Rohanne Gourouvin, aussi, ces objets de rebus, perdus et laissés à l’abandon constituent le corps de son expression plastique. Il en a rencontre beaucoup d’autres depuis le premier « Boulon numéroté 11 » des pièces métalliques, de la ferraille, des fragments d’outils. Leur aspect souvent brisé, leur matière métallique patinée et surtout leur forme vont induire une classification par genre, tantôt masculin tantôt féminin. Ces objets quitteront, dès lors, le monde minéral pour accéder au règne animal sexué, voir humain. Ce mouvement de re-classification, d’élévation va engendrer une relation émotionnelle forte avec l’objet rencontré.

De ces petites choses, objet de tant l’attention, naîtront une recherche formelle et intérieure. La démarche de Rohanne Gourouvin, à la fois sensible et complexe, emprunte aux anciens et porte, également, en elle cette part d’histoire personnelle et ce besoin de réparation, de re-création qui devient ici création.

Outre le classement par série, ces pièces collectées sont tour à tour exposées sur des socles, telles des sculptures, ou photographiées. En jouant sur l’échelle, en modifiant leur perception ; en les réinterprétant, les objets prennent dès lors des formes différents, étranges et abstraites ouvrant sur un autre point de vue. Photographié- et ainsi décontextualisé- l’objet et alors porteur d’une nouvelle identité. Mais tout ceci serait insuffisant si l’artiste ne leur redonnait pas une histoire, un passé. Le recours au dessin « à la manière de » passé. Léonard de Vinci en et la réponse formelle. Les objets redessinés, pensés, comme en gestation, puis redimensionnés par l’intermédiaire de l’objectif photographique deviennent des « créations de toutes pièces » remplies de l’univers intérieur de l’artiste à la reconquête d’un soi fragmenté après la disparition du père.

« Objets de dévotion », ces petites pièces métalliques ont valeur de relique sacrée à qui Rohanne Gourouvin a su insuffler une force créatrice, celle puisée au plus profond de soi, cette étincelle divine, ce miracle de vie, en définitive une âme.

Caroline de Fondaumière

Mémoires organiques

Take care of the sens !

À propos de mémoires organiques et autres réminiscences

Installation de Sophie Bazin

Cette installation ayant rapport à la mémoire, avant de me séduire (conduire à l’écart, dit-on en latin) et de s’exposer à moi comme une évidence, m’a parue quelque peu ambiguë. Le thème de réminiscence, dans le sens commun d’image remémorée du passé, est traité à la fois comme une expérience et son résultat. Déchausse-toi et tu entendras la mer, invite et nous promet SB d’emblée (le pari sera aussi réalisé si vous entrez chaussée, mais on perdra beaucoup à l’esthésiomètre). Sur le seuil alors, laisser avec les chaussures les tracas du dehors, participer, en l’occurrence ici, faire autrement l’expérience de la mer et revenir avec un souvenir.

Elle sollicite un sens, souvent oublié par l’art contemporain sinon par toute manifestation de la vie publique- formatée par la télévision et donc limitée à l’audio-visuel ignorant de sens premier-, le toucher. Débouchez vos orteils, mal-entendais-je ! Et, c’est sûrement le propos de l’art : changer nos perceptions pour nous faire toucher un monde, celui de l’artiste, l’artiste, nous, le monde. Élargir la sphère du privé, vers une douce intimité avec le tout. Elle a tapissé la grande salle de plumes rien que pour nos plantes de pieds. Des plumes rien que pour nos plantes de pieds. Des plumes blanches et jaunes parsemées parfois de taches noires. A quels volatiles appartiennent ces organes ? (Seul leur épiderme produit ces tiges souples portant des barbes, et servant au vol, à la protection du corps, et notamment au maintien d’une température propice à la vie). Sur ces plumes donc, nous, pieds nus, entendons la mer. Une bande sonore. Elle se brise sur les récifs, clapote dans le lagon, cris d’enfants qui jouent. Dans quelle légende déjà survoler la mer est interdit aux oiseaux ?

Sur les murs, des photographies de grande dimension rattrapent les regards qui chaviraient sur les plumes, qui aussitôt reconnaissent des rivages dans lesquels, pourtant, baignent des formes non identifiées (mollusques, champignons, corolles ?). Quels intérieurs couvrent ces coquilles ? Nous déambulons sur la plage (certains avec les chaussures). Prendre le temps, ne pas hâter la souvenance.

Un rideau. Traverser. Le grondement du ressac s’éloigne. Curieusement nous marchons comme on dit qu’on touche terre sur le paquet du cabinet. C’est comme à la maison reconnaîtront certaines plantes de pieds (les semelles résonneront). Ici, conserver dans des cristallisoirs des paroles silencieuses au fond des pensées, des pierres vivantes d’origines, dit l’artiste. Des organes en bronze et principalement en raku, pétris de terre et magnifiés par le feu, s’entassent en équilibres précaires, immergés et radieux. Nous, hors de l’eau, identifions molignons, champirolles, collusques, déjà croisés sur les murs de la plage. Parties de nous face à nous. Nous face à la mer. Se rappeler l’absence de ce qui ailleurs aussi fait défaut, qui hier déjà nous manquait, ce sens du toucher, d’être en contact, bref la question, faut-il se mouiller ?

C’est une installation mnémonique (ayant rapport à la mémoire). Pour sortir, revenir sur ses pas. De quel côté du miroir se trouvait le dodo, ou je ne me rappelle plus quel personnage de Lewis Carroll, quand il recommandait à Alice de se préoccuper du sens ?

Sortir de la léthargie- du grec lêthê, de l’oubli. Ne pas oublier ses chaussures est un détail.

Johary Ravaloson, 13 avril 2006

Chaque homme est une île

Dès ses débuts dans le monde de l’image, en 1996, l’artiste qui se définit comme sculpteur impose son langage issu d’une pratique artistique directement liée au corps à travers un médium privilégié : la photographie.

Sa recherche plastique s’ancre dans la nécessité d’élaborer des modes de prises de conscience différents en bouleversant les pratiques et les définitions habituelles.

Ainsi, au cœur de sa démarche, l’écrit tient un rôle fondamental qui interagit avec l’image ; il est alors abordé en tant que phénomène à la fois verbal et visuel.

Les interrogations identitaires et existentialistes de l’artiste trouvent une réponse formelle à travers le cri, le cri montré, affiché, étouffé ou hurlé. C’est dans ce cri que s’enracine la force de sa relation à l’Autre, la prégnance d’une affinité mystique avec l’indicible et une certaine recherche d’absolu.

Les séries de « Messages » et « Sculptures » ainsi que les pièces qui suivront sont autant d’œuvres qui interrogent l’identité : le nom, bien sûr ; l’identité sexuelle, dont le thème de l’androgyne est la réponse formulée ; l’appartenance ethnique et l’attachement à l’île natale, toujours présente ; la relation au monde qui entoure cette île et les communications réelles, possibles, conçues ou entravées.

Cette pratique de la « photographie corporelle » est commune à plusieurs artistes internationaux. Nous sommes en présence d’un mode d’expression qui devient prépondérant et qui nous montre qu’un nouveau langage se crée un peu partout dans le monde, sur le mode conceptuel, sur le mode de la représentation abstraite en utilisant le corps comme support. De nombreux artistes de notre planète y adhèrent en se nourrissant des spécificités propres à leur culture et aux problématiques de chacune d’elles.

Caroline de Fondaumière

Extrait du catalogue « Chaque homme est une île », 2005

Ailleurs

L’Art corporel né dans les années soixante n’a pas fini de retenir l’attention des plasticiens contemporains. C’est ce mouvement artistique déterminant qui permet, aujourd’hui, que de jeunes artistes aient toute latitude pour explorer le corps, la corp humaine et le leur en particulier.

Julia Manches parcourt la surface, l’enveloppe de ce corps pour créer un univers onirique et abstrait que la peau, en apparence lisse, laisse découvrir en l’approchant de plus près.

Plissée, ponctuée, pressée, déformée, grâce à sa souplesse et son élasticité la peau se prête à toutes les tensions. Maquillée, colorée de matières qui diffractent la lumière, elle ouvre des espaces où l’imagination et la rêverie cheminent librement. Les lignes s’entremêlent et s’enroulent, aspirent dans ses spirales et invitent à l’errance. Les bleus tendres doucement irisés s’évanouissent dans la chair et apaisent ; alors que d’autres bleus plus durs s’entrechoquent et glacent ? Les rouges enflamment parfois, éveillent et dynamisent ailleurs.

L’artiste exploite au mieux toute la complexité de cette architecture dermique, elle nous révèle les mystères et les secrets de cette matière vivante et sensible.

Les paysages merveilleux qu’elle crée, convoquent une très large palette d’émotions, les plus nuancées, les plus subtiles.

Les parcours sont, tantôt, d’une grande sensualité, d’une infinie douceur, chaleureux et rassurants, tantôt ils sont étranges curieux et inquiétants et même violents, parfois voire angoissants.

Sur la peau de l’artiste s’inscrit un <<Ailleurs>> tactile d’une grande s’sensibilité, un ailleurs étrange et mystérieux qui trouve sa source dans le rêve et la poésie.

Interface entre l’univers environnant et l’être profond, la peau est porteuse de messages. À la frontière entre l’intérieur et l’extérieure elle révèle le moi profond, exprime ses désirs, ses rejets et affirme son individualité. Le corps, la peau, plus précisément, est en charge d’une communication avec l’Autre.

Mais le travail de Julia Manches est avant tout photographique.

La photographie implique qu’une distance s’est créée entre le corps et l’œil. Cette séparation est fondamentale elle implique par là même que les corps a une affinité particulière avec le médium photographique, en tant que support.

Dans cette recherche plastique, qui rassemble beaucoup de jeunes artistes dans le monde, se révèle le couple intangible corps-photo qui peut être vu comme un passage entre le sensible et l’intelligible.

À l’instar de la pellicule photographique, la peau est territoire où s’exprime et s’imprime la pensée de l’artiste.

Il existe une alchimie identitaire entre le corps et la pellicule photographique ; la photo devient une seconde peau. De cette alchimie, du corps photographié se dégage alors l’univers intérieur, l’univers mental de l’artiste, sa pensée.

Cette limitation à la surface permet de mieux sonder la profondeur de l’être.

Dans ce processus d’identification, il faut considérer la notion de distance comme majeure car c’est cette mise à distance du corps qui permet d’agir à égalité avec la photo. C’est-à-dire que l’œil (symbole de la perception intellectuelle) est un organe de la perception visuelle qui sépare le sujet de l’objet. Tout est différent lorsque le corps est perçu directement, lorsque d’autres organes sensoriels sont sollicités.

Avec ces « photographies corporelles », nous sommes en présence de métaphores visuelles qui nous éclairent sur la relation continue et sans limite entre le corps et la photo, entre ce qui est donné à voir, le corps de l’artiste et sa pensée, son monde intérieur.

Cette pratique de la photographie corporelle » existe chez beaucoup d’autre artistes dans le monde qui recourent à ce même langage conceptuel. Ce mode d’expression devient prépondérant et nous montre qu’un nouveau langage international est en train de se créer, sur le mode conceptuel, sur le mode de la représentation abstraite en utilisant le corps comme support.

En scrutant la surface de son corps, Julia manches va au plus profond de son être et la force visuelle de ses photographies nous en communique les secrets, les merveilles et les peurs.

Caroline de Fondaumière, extrait du catalogue « Ailleurs », 2005

Infinies limites

La question est : où est-on ? C’est probable­ment ce que se sont demandé en premier les explorateurs qui ont découvert la Réunion. La première réponse fut certainement : une île sans hommes et sans nom, on est là où on n’est jamais allé. Puis ils se sont installés. Freddy ressemble à ces pionniers dans son approche de la peinture, il ne perçoit pas le tableau comme une terre vierge mais comme un espace inhabité.

On entre dans la peinture (sas). On ne mesure plus le temps du regard. Oubliées les sept secondes de moyenne prêtées habituellement aux passagers du Louvre. On est à la fois quelque part, peut-être sur la plage à regarder le ciel et la mer se confronter pour la paternité de l’horizon, et à la fois nulle part, une surface rectangulaire peinte où rebondissent les mots (dure limite). Une plage est, selon le désir de chacun, là où la mer finit, ou là où la mer commence. Le regard est une décision qui crée une vue : la ligne d’horizon esquissée, trait d’eau-céan et d’atmosphère, un infini en même temps qu’une barrière impossible. « Va voir à l’horizon » nous dit-on, cela signifie clairement qu’on n’y trouvera personne, rien d’autre que la disparition.

On peut démonter le regard en six opérations successives : la notation des contours, les seuls contours sont ceux donnés par la découpe du tableau ; la composition qui réunit les surfaces et articule les formes ; la réception des lumières ; la notation du support ; l’analyse des concepts ; la mise en espace du tableau. L’idée de la peinture comme histoire de voir investit le tableau dans un rapport frontal, comme un instrument de cette narration. L’abstraction n’est-elle pas simplement la manifestation visible d’une dualité universelle : une figuration qui n’est pas immédiatement visible ? Fugitive, émergente ou noyée (sans titre), elle se dissout dans la fonction de la figure pour faire figure de tableau.

Freddy n’est pas naïf. La Réunion est son héritage, ses racines créoles, mais elle n’est pas son enfance, d’où une retenue naturelle, une distance salutaire. L’abstraction est pour lui une façon de sortir de l’attente que l’on a généralement d’une représentation authentique d’un Réunionnais, sa panoplie de créole et la carte postale de l’ilote (spécimen, contre­courant). L’abstraction est une tradition que Freddy peut s’approprier sans dogmatisme (murmures). Elle consiste dans son travail à ce que j’appellerais « impressions de Réunion ». La légèreté, le glissement, le déplacement, la tangente sont alors des engagements formels. Il ne s’agit pas de transformer le monde mais de proposer au spectateur une expérience de perception, un exercice de vie, une question de vibration. La peinture de Freddy est, de ce point de vue, une proposition inaliénable qui travaille une façon d’apparaître (la cellule).

Il propose une vision qui fait fondre les formes solides en brumes de couleurs (mort ou vif).

Une planéité lyrique. Le seuil et l’étendue. Une peinture rétinienne, la surface picturale, comme réalité et comme source de sens. Un espace métaphysique sans ombre. Une expérience exogène : la quatrième dimension immobile (double tension), les tropiques d’une cinquième saison (le seuil).

Les contours diffus donnent une peinture « non dessinée » pour plus de sensation et moins de discours. Une surface d’attraction pour le regard, un espace de séduction où la couleur et son traitement aspirent le regard dans quelque chose de non-spécifique, une dérive vers un espace-chose hors du temps plus mental que gestuel. Des images vues par des yeux frottés ou éblouis. Des visions d’un pays rêvé et perdu, un monde sans lettre, une impression naturelle doublée d’un surréalisme personnel (le passage). La couleur peut alors régler sa dette envers la mémoire et reconnaître dans une toile un ciel bleu saigné à blanc (le seuil).

Des surfaces sans les traces pour raconter les procédés de fabrication du tableau, sans épaisseur de matière, sans empreintes de pinceau, sans la gravité des coulures, lisse comme la surface d’une mer d’huile. Les vestiges d’une activité humaine qui permettent au spectateur d’exécuter mentalement le tableau et de lui apporter ainsi une « biographie », les témoignages laissés par la main du peintre sont estompés. On ne refait pas le tableau, on entre dans une contemplation silencieuse (on/off).

Je suis persuadé qu’après sept secondes d’observation d’une œuvre d’art, le corps respire différemment. Le temps de regard répond à celui de l’exécution de la peinture à l’huile.

Les compositions de lignes sont plus formalistes. Des tableaux composites plus dynamiques (strates). Il s’agit de balayer les brumes colorées (émissions) : fragment, détail, construction, agglutinement, composition instable, recouvrement, heurts, basculement, débordement, (infiltrations) d’un côté à l’autre, concentration de lignes horizontales de navigation. L’œil glisse sur ces lignes d’action et on remplit mentalement l’espace « vide » qui l’entoure, en prolongeant les segments, une trame infinie qui appelle le regardeur à se laisser happer par l’étrangeté pour combler les blancs.

On a affaire à une pratique qui conduit au doute, y aurait-il une figure autre que celle de la peinture « pure » derrière ces tableaux ? Plus le doute grandit, plus la méfiance de Freddy vis-à-vis de sa propre production augmente. Plus le temps passe, plus la présence de la figuration se développe. Le tableau n’est plus une seule surface animée mais un espace de coexistence. Le divan, figure minimaliste et brouillée, vanité aux temps plus rapprochés des sujets représentés, image impure car elle reste peinture. Objets, figures et paysages sont absorbés. Un état intermédiaire entre l’objet et l’abstraction, aux confins du quotidien et de la peinture seule.

Le mobilier structure l’espace du tableau, occupe sa surface et ses lignes le traversent. Il révèle la possibilité d’une présence humaine et dévoile son absence, une absence positive. Cette disparition était plus abstraite, plus enfouie dans les espaces colorés. Cette idée est à présent resserrée, recadrée. Les couleurs en sont moins admirables. Elle apparaît dans une figuration plus évidente et pourtant incertaine comme l’image tremblée et lointaine d’un mirage. La peinture semble éclairer Freddy dans cette direction.

L’installation de ses toiles reflète le désir de s’emparer d’une architecture pour métamorphoser la visite en processus non linéaire. On traverse des lignes de démarcation. On se sent franchir un seuil entre deux mondes. Il s’agit de monter une topologie qui crée une tension entre mouvement et inertie. Le spectateur confronte son corps et son temps à la spatialité coloriste et atmosphérique des peintures. Les territoires se croisent. L’ordre de la traversée se fait différent. On est amené à penser qu’il faut savoir parfois avancer à pas de somnambule pour identifier son monde environnant.

Luc Jeand’heur, extrait du catalogue « Infinies limites »

Les lanternes sourdes

Extrait de l’ouvrage « les Lanternes soudes » publié avec le concours de l’Artothèque du Département de l’île de la Réunion, la DRAC et Courants d’Art, 2004

Les voies qu’emprunte Yo-Yo Gonthier, pour faire le portrait de son île, semblent au premier abord multiples et indirectes. Pourtant, à y regarder de plus près, elles s’associent et convergent pour nous mener au cœur de l’identité réunionnaise.

Loin de nous offrir l’imagerie attendue de paysages volcaniques grandioses, d’une nature luxuriante bordant un océan turquoise (cliché qui, comme tant d’autres, contient pourtant sa part de vérité) Yo-Yo Gonthier nous propose une vision urbaine et nocturnal, un tableau composite, brossé à petites touches, fait de navires en attente, de friches industrielles, d’architectures post coloniales, de constructions éphémères, d’éléments d’urbanisme, de reliquats de nature. Une approche quasi archéologique où l’homme n’est présent qu’à travers ses oeuvres.

Dans cette île de tous les métissages, il se montre d’abord sensible au frottement des choses entre elles qui engendre des étincelles de vie : à la rencontre des influences culturelles venues d’Afrique, d’Asie, des colons européens ; à la cohabitation difficile entre l’activité humaine et le milieu naturel que révèle, non sans dérision, une âpre rivalité entre arbres et réverbères. Il donne à voir la friction du passé et du présent à travers les rêves en miettes des navigateurs de jadis, à travers des architectures vernaculaires, des vestiges de sucreries, abandonnées ou en activité, héritières de l’économie esclavagiste. Il met en scène la confrontation de la lumière et de l’obscurité d’où jaillissent ces images.

Paradoxe, que ces lanternes sourdes, de ces lumières allumées pour être vues et non pour éclairer, pour guider l’égaré dans un monde sans repères. Sourdes, ces lanternes se font veilleuses pour les aveugles que nous sommes, pour les étourdis qui les confondent avec les vessies de l’agitation productiviste, pour les embarqués du Grand manège où tourne le capital à la poursuite de lui-même.

Paradoxe, que cette photographie ancrée dans la réalité du monde mais libérée de sa prolifération contraignante, de l’injonction de fidélité attachée à toute démarche documentaire. Ici, le photographe ne taille pas dans le continuum de la réalité visible. Nul besoin d’élaguer le superflu déjà absorbé par la nuit. Pas de hors champ. Son geste est proche de celui du peintre devant la toile vierge, de l’écrivain face à la page blanche ; de l’écran noir de la nuit surgissent des formes qu’il modèle, sculpte au gré de sa lampe-pinceau pour faire émerger le sujet dans sa pureté. A l’attitude soustractive du reporter, il substitue le geste constructeur du dessinateur. Nulle hiérarchie entre ces deux positions. Simplement deux dispositions d’esprit, deux types de création, de ce-création du monde.

Une re-création née un jour d’un dessin automatique sur un carnet de croquis. On y voit une barque dans la nuit, dressée sur ses tins ; au-dessus, des fils sont tendus où, accrochées, comme du linge, quelques étoiles brillent. Des annotations, encadrent ce dessin, comme autant de préceptes destinés à accompagner le voyageur dans son parcours d’image : « Ne pas prendre de raccourcis », « Ne pas trop nourrir la tête, sous peine de déséquilibre », « Ne jamais perdre de vue les étoiles de survie. Danger de mort ».

De ces étoiles-lanternes séchant avant le départ, un monde est sorti. Ce n’est pas le premier : d’autres, très anciens, peuplés de créatures fossilisées, l’ont précédé. Yo-Yo Gonthier est aussi démiurge. Mais, homme discret et posé, artiste méditatif, il ne s’en vante pas.

Jean-Christian Fleury