Chemin faisant

C’est à partir des photos de Charles Delcourt et David Lemort qui naît l’envie de faire une exposition mettant à l’honneur l’homme dans son environnement, en l’occurrence La Réunion. La multitude des liens qui nous unit à notre milieu laissait présager une grande diversité d’expression artistique. L’exposition collective s’est ainsi imposée.

C’est par la promenade que petit à petit, chacun des artistes exposant s’est emparé de ce sujet pour nous restituer des fragments de vie, comme autant d’histoires possibles.

Une silhouette se déplace à la lisière d’une ombre, celle du Piton de la Fournaise au petit matin. La course du soleil impose son rythme et son chemin. Pour Yohann Quëland de Saint-Pern, cette promenade, réduite à son expression mécanique la plus simple, devient déplacement. La plaine de Sables, image emblématique de La Réunion, devient espace. Bordé sous l’angle de la phénoménologie, le déplacement interroge la conscience que nous avons d’être au monde, tandis que la marche de l’Homme, tout à la fois soumise et révélatrice du milieu, pose la question de notre interdépendance à l’environnement et d’un équilibre avec celui-ci.

Une question universelle à laquelle Charles Delcourt, David Lemort et Laurent Zitte apportent leur témoignage.

Charles Delcourt et David Lemort s’offrent une promenade, un tour de l’île par le littoral. L’un arrive tandis que l’autre repart après 7 années passées à La Réunion. À la manière d’un protocole expérimentale, le parcours est imposé, les actions sont définies au préalable. L’un photographie la route, l’autre les abords.

Même si c’est de l’intérieur que ce petit bout de terre déploie toute sa grandeur, faire le tour de l’île reste une expérience physique émotionnelle. Une promenade à la frontière de l’intime et de l’infini, de la limite physique vers l’évasion spirituelle, de l’intérieur vers le large. Charles Delcourt et David Lemort recomposent cette dualité dans des diptyques où le noir et blanc s’opposent à la couleur, les points de fuites aux plans serrés, l’instant qui file à celui qu’on suspend. Autant d’images volées au passage qui constituent le prologue d’une intrigue réunionnaise à découvrir.

Impressions donc plutôt qu’imprégnation, à partir de cette route qui veut contenir toute La Réunion mais qui régulièrement se laisse déborder par les velléités d’un volcan ou d’un océan déchaîné. Une route au bord de laquelle se figent des instants insolites, où le déferlement des voitures côtoie tout à la fois la légèreté d’un pique-nique, quelques cabris en pâture, un esprit qui s’évade…

La promenade, celle des artistes, est prétexte à un exercice photographique formel et esthétique. Les images prises sur le vif n’en témoignent pas moins d’une Réunion en prise aux transformations et à ses contradictions.

Laurent Zitte, immobile, traque l’instant décisif, celui qui compose l’image d’un seul clic et nous laisse tout entrevoir d’un clin d’œil !

C’est par exemple ce chat, aperçu au rebord d’une fenêtre ouverte sur les champs. Le papier peint tout autour exhibe une myriade d’oiseaux, entremêlée à une décoration florale, comme pour nous faire partager le rêve éveillé du félin…Rêve d’une évasion bucolique qui passe comme un souffle, trace une ligne imaginaire d’un personnage à l’autre, passe dans la série Maison, Chemin bœuf mort. À l’inverse de l’image unique composée, le mouvement s’étire d’une photo à l’autre. La trajectoire décomposée puis recomposée par la photo se lie comme un film, se découvre dans un espace physique.

Embusqué pour observer son sujet, le photographe semble mener une étude minutieuse, quasi sociologique. Sociologie aussi la de photo, dont la mise en scène témoigne ici du chemin parcouru depuis le pictorialisme du XIXe siècle.

Puis enfin, Jean Legros, promeneur inconditionnel qui sillonne La Réunion, Leica en main, une cinquantaine d’années avant nos jeunes artistes. Parmi toutes les images qu’il rapporte, la thématique de la promenade est riche d’histoires. Histoire d’une passion dans premier temps, celle de ce photographe amoureux de La Réunion, histoire d’une époque archaïque, celle des chaises porteuses, ou d’une époque éclairée, celle du chemin de fer, aussi.

Déplacement pour les uns, promenade pour d’autres, l’homme en mouvement dans son environnement n’a de cesse de construire son histoire, l’artiste de la raconter et nous de l’observer.

Laetitia Espagnol, extrait du catalogue « Chemin faisant », 2009

Zombri

Fred Theys a aujourd’hui 37 ans. Lauréat d’un DEA en Informatique et Intelligence artificielle en 1997 rien ne le prédestine à une carrière artistique, si ce n’est une grande sensibilité et une recherche permanente de liberté dans sa façon d’être au monde. Les aléas de la vie pousseront Fred Theys à canaliser sa sensibilité dans la création artistique pour, petit à petit, s’inventer un nouveau chemin. Très tôt passionné par l’art, il passe beaucoup de temps à étudier les œuvres et les écrits d’artistes aussi divers que Dubuffet, Antonin Artaud, Picasso, Dali, Basquiat, Ousmane Sow ou Anselm Kiefer.

La liberté d’expression qu’il découvre dans l’art, plus particulièrement dans les œuvres d’Art Brut, sera pour lui décisive. Après une longue période d’imprégnation, il commence à peindre en 2003.

Artiste prolixe, ses premières toiles sont un exutoire. L’acrylique lui permet de travailler dans la spontanéité et la rapidité, par couches superposées. La couleur structure ses compositions et redonne un équilibre à sa vie. D’expérience en expérience, l’apprenti sorcier fait ses armes et acquiert une maîtrise de son art. Liberté, intuition et sincérité guident son élan créatif sur de grandes toiles.

Dans les premières œuvres ici présentées (2007), les couleurs vives et les compositions aériennes dégagent d’emblée une sensation de légèreté enfantine. Mais si notre esprit se laisse aller à cette douce invitation, notre chair bientôt souffre de voir ces corps qui s’effacent, se dispersent ou se déchirent. Hésitations … Ces êtres qui tantôt prenaient leur envol semblent maintenant trébucher.

Puis apparaissent les Zazous, comme une respiration.

Les Zazous murmurent à l’oreille de l’artiste cette mystérieuse continuité entre l’individu et la nature. Compagnons des Hommes distraits, initiés à la contemplation oisive et hasardeuse, ils sont là où on ne les attend pas, au détour d’un chemin, dans le creux d’un arbre, au revers d’une feuille …

Les Zazous disent une façon d’être. La pertinence de leur mode de vie, adapté au milieu qu’ils occupent, nous interroge sur notre relation et notre place dans l’environnement. Lorsque l’artiste revient à ses toiles, fort des murmures des Zazous, c’est pour explorer un peu plus ces correspondances entre corps et matières.

« La toile de jute représente pour moi le tissu interne du corps humain. J’y colle des résidus de matières, comme des traces du passé. Enfin je recouvre le tout de papier de soie, une peau fragile et douce. Puis arrivent les matières naturelles, lavées de leur contenu, sur des teintes brou de noix … Ce processus, qui n’est pas étudié en fonction de sa symbolique, se construit instinctivement. C’est presque dans un état de transe, sinon d’extrême sensibilité que je parviens à l’œuvre aboutie. »

Les teintes naturelles, plus douces, remplacent alors les couleurs vives et acides. Les fleurs, les regards, les mains tendues et bras agrippés qui racontent nos liens et nos attentes, disparaissent. La question de la liberté, toujours centrale, quitte le champ de la sociologie pour celui de la métaphysique. C’est notre immanence au monde qui est interrogée. Les corps libérés se dessinent dans la poussière, s’assimilent à la fragilité et l’insignifiance du grain de sable, redeviennent matière. L’artiste explore nos racines les plus profondes, au milieu des fibres, dans la terre et la boue ; cette orgie d’où nous venons et à laquelle nous retournerons, pour ne laisser que la matière brute, seule réalité irréductible.

L’art de Fred Theys est l’expérience spontanée d’un artiste dont le corps et l’esprit sont tout ouvert au monde. Sorties de toutes codifications de l’Art Contemporain, ces œuvres sont aussi une expérience directe vers le public. Pour nous qui présentons ce travail avec grand plaisir, il s’agit de faire un pari, celui de l’émotion.

Laetitia Espanol

Première Mystères

Ce que vous voyez n’est que le miroir de votre âme.

Mon travail, quant à lui, s’attache à restituer dans l’image la part d’invisible et de transcendance qui lui était originellement dévolue. En effet, l’image – religieuse en particulier – était le simulacre de quelque chose qui la dépassait et qui était irreprésentable : un être disparu, un évènement advenu, une idée, une essence, une réalité inconnaissable par la vue. L’image avait en ce sens à la fois une dimension profane et sacrée.

L’utilisation de la photographie numérique me permet de composer des images à partir d’une réalité que je manipule pour créer des tableaux de facture hyperréaliste. Le souci du détail, quasi maniériste, aboutit à un résultat auquel la peinture ne saurait parvenir car elle ne peut intégrer le produit technologique. Lorsque la mise en scène n’a pas été possible en une même prise de vue, le photomontage, le travail de la lumière et de la perspective sur ordinateur me permettent de mettre en présence des éléments réels et des éléments fictifs, et de cette rencontre naissent des scènes fantastiques.

Présence de l’absence.

Néanmoins, quelque chose frappe lorsque l’on regarde l’ensemble de mes tableaux : d’aucuns d’entre eux ne se dégage un « message » unique qu’il soit marchand, social, politique, religieux ou même philosophique.

Ils adoptent un langage qui s’adresse davantage à l’imagination, c’est-à-dire à la faculté de produire des images mentales ou de reconnaître des éléments iconographiques déjà vus. Mais quelque chose dans les tableaux sollicite, en deçà de l’imagination, les sentiments et l’intuition : ce n’est pourtant pas ce que l’on peut y voir, qui semble appréhendable par l’imagination, c’est bien quelque chose au-delà de l’image.

Une chose est sûre : le contraste entre le réalisme formel de ce qui est présenté et l’absence de toute référence contextuelle à notre réalité prosaïque invite le spectateur à chercher la source du sens non pas dans ce que l’image montre, mais dans ce qu’elle ne montre pas. En effet, les lieux symboliques que je mets en scène sont avant tout des espaces mentaux. Ces scènes désolées et mystérieuses, ces lieux éloignés de pouvoir – puisque nous y sommes assujettis – sont le cadre, ou plutôt le champ allégorique, dans lesquels les principes de vie et de mort se confrontent et s’embrassent dans une danse fatale qui transcende l’image : soit précédent, soit suivant la scène visible, soit hors- cadre, soit visible par défaut de visibilité, ou encore dans un horizon fuyant, mais toujours suggérée par une esthétique du clair-obscur, la source de cette agonie – du grec agônia, « lutte » – est au-delà de l’image.

Je souhaite que chacun puisse faire l’expérience du Mystère, une expérience de dépouillement absolu.

C’est un sentiment que certains compareront à la foi religieuse, mais celui-ci ne nécessite pas de trouver, seulement de chercher. Il est donc accessible à tous, et surtout à ceux qui doutent. Il peut provoquer le vertige et la terreur, mais laissez entrer ces facteurs d’anéantissement, et le Mystère ouvrira l’univers en vous. Vous ne serez plus jamais seuls.

Vivien Racault, extrait du catalogue d’exposition « Mystères »

Métronome

Peinture et musique se mêlent indissociablement au processus créatif de Samantha Afxendio. Ses créations plastiques sont rythmées par la musique ; cet art du temps que le métronome symbolise parfaitement.

Le temps et l’espace, à travers les deux dimensions de la peinture, sont les « lieux » où se forgent les œuvres de l’artiste. Une œuvre un peu déjantée et chaotique où la violence n’exclue pas la poésie, le romantique, le goût du mystère et du fantastique, la sensualité et l’éclatement des contrastes dans les formes d’expression.

Les séries de dessins ou de photographies tout comme la vidéo sont un ensemble cohérent et uni par la force du graphisme et ce rythme omniprésent, entendu ou manifesté.

Les jeux d’encre et lavis se superposent, se fondent, s’évanouissent pour ressurgir en formes abstraites ou figuratives, ou tout à la fois mêlées, sur apposées. Ces transformations et surimpressions déclenchent des réactions dans lesquelles les traitements les plus doux virent au cauchemar ou encore donnent vie à des créatures fictives et autres bestioles imaginaires qui affectent une délicate et délicieuse légèreté. Au cœur de cet univers onirique et délirant, les formes étranges se meuvent à la fois glissantes et ondulantes et parfois abruptes, nerveuses et cinglantes sous une plume guerrière, mais toujours dans une vive spontanéité et une grande liberté qui évoquent immédiatement cette « délivrance » de l’artiste, délivrance d’un esprit complexe, complet.

Les entrelacs et enchevêtrements d‘animaux ou d’objets précieux, les réseaux de dentelles dessinent des textures raffinées et sensuelles mais aussi mystérieuses telles des figures de l’infini, l’entrecroisement des chemins d’un labyrinthe qui conduirait à l’intérieur de soi en empruntant les dédales, les aléas, les circonvolutions de la pensée profonde. Tout est ici vibration en quête des richesses d’un monde phénoménal en mouvement dans chaque geste pictural. La rapidité d’exécution signale l’urgence vitale et bien sûr un rapport de l’être au temps et à sa propre existence marquée par l’intensité et la conscience de la vie dans un désordre raisonné avide de chaque instant que l’on retrouve en musique dans le jazz de Coltrane ou dans le rock, hard et concis.

Cette existence qui se tient en équilibre dans le présent fait face au temps linéaire qui s’égraine en pointillé, en fines perles. Il ponctue régulièrement les créations graphiques, photographiques ou vidéographiques. Cet autre aspect du temps, répétitif et réversible comme celui du sablier souligne une part d’obsessionnel et de fébrilité en partie hallucinatoire. Les phénomènes de transes chamaniques sont aujourd’hui étudiés et mettent en évidence les circonstances et les étapes de ces périples hors du temps que sont ces expériences universelles et connues à toutes les époques et en tous lieux. Les sons obsédants des tambours, les chants fortement rythmés, les privations sensorielles et, en bref, tout ce qui éloigne de la réalité favorisent ces visions qui débutent par des nuages de points, des zigzags, des lignes concentriques ou rayonnantes, puis, ces signes s’organisent ; les zigzags deviennent des serpents… et enfin l’ultime étape débouche sur l’autre monde, celui de la communication avec les esprits, un monde de lumière.

Dans le travail de Samantha Afxendio cette lumière est une vraie joie de la couleur, une belle sensibilité des nuances colorées des plus douces aux plus vives, un sens certain des tonalités et de leurs résonances. Un magnifique voile de lumière aux teintes exquises, féeriques recouvre et s’infiltre dans la trame d’un graphisme acéré et sombre qui porte un cri, une angoisse existentielle. En somme tout dans cette œuvre porte le poids de la condition humaine et sa dualité inhérente faite de luttes intérieures entre le clair et l’obscur, l’ordre et le désordre.

Sa démarche picturale est, de toute évidence, imprégnée de culture rock par son mouvement rapide, lancinant et violent que soutient une mélodie aux accents romantiques et sensuels.

Le précieux et l’horreur se côtoient, toutes les ambivalences de la pensée se confrontent et se mêlent marquant ainsi ses créations du sceau de la complexité humaine où un parfum de détachement, d’humour et de dérision s’affirme comme une note conductrice et continue.

Sa liberté d’expression se conjugue avec les fanzines, mais on retrouve la fraîcheur, le merveilleux et la magie d’Hundertwasser, la mélancolie, le trait nerveux et énergique de Basquiat mais surtout une filiation caractérisée avec cet artiste complet et hors normes, plasticien, poète et musicien qu’est Mike Kelley

Caroline de Fondaumière

Esprit de corps

Objets animés

Au début, ce fut une rencontre hasardeuse, comme une attirance réciproque irrésistible. Il le distingue parmi tant d’autres sur le sol puis l’objet s’impose à lui. Comme dans une rencontre amoureuse, l’artiste et l’objet entrent dans une relation intime faite d’attrait, de rejet, d’interrogation et enfin d’acceptation complète.

L’apparition d’objets réels dans les créations plastiques n’est pas nouvelle. Les cubistes, dans les œuvres picturales, les surréalistes visaient, eux, à donner une dimension symbolique à des objets sortis de leur contexte. Enfin, Marcel Duchamp avec son ready-made entendait conférer à l’objet manufacturé une identité autre ; l’objet réel, sans autre artifice, était ainsi élevé au rang d’œuvre d’art par la simple signature de l’artiste. Plus proche de nous, on connaît également les « psycho-objets » de Jean-Pierre Raynaud, objets chargés d’affect que l’artiste investi d’une mission artistique.

Pour Rohanne Gourouvin, aussi, ces objets de rebus, perdus et laissés à l’abandon constituent le corps de son expression plastique. Il en a rencontre beaucoup d’autres depuis le premier « Boulon numéroté 11 » des pièces métalliques, de la ferraille, des fragments d’outils. Leur aspect souvent brisé, leur matière métallique patinée et surtout leur forme vont induire une classification par genre, tantôt masculin tantôt féminin. Ces objets quitteront, dès lors, le monde minéral pour accéder au règne animal sexué, voir humain. Ce mouvement de re-classification, d’élévation va engendrer une relation émotionnelle forte avec l’objet rencontré.

De ces petites choses, objet de tant l’attention, naîtront une recherche formelle et intérieure. La démarche de Rohanne Gourouvin, à la fois sensible et complexe, emprunte aux anciens et porte, également, en elle cette part d’histoire personnelle et ce besoin de réparation, de re-création qui devient ici création.

Outre le classement par série, ces pièces collectées sont tour à tour exposées sur des socles, telles des sculptures, ou photographiées. En jouant sur l’échelle, en modifiant leur perception ; en les réinterprétant, les objets prennent dès lors des formes différents, étranges et abstraites ouvrant sur un autre point de vue. Photographié- et ainsi décontextualisé- l’objet et alors porteur d’une nouvelle identité. Mais tout ceci serait insuffisant si l’artiste ne leur redonnait pas une histoire, un passé. Le recours au dessin « à la manière de » passé. Léonard de Vinci en et la réponse formelle. Les objets redessinés, pensés, comme en gestation, puis redimensionnés par l’intermédiaire de l’objectif photographique deviennent des « créations de toutes pièces » remplies de l’univers intérieur de l’artiste à la reconquête d’un soi fragmenté après la disparition du père.

« Objets de dévotion », ces petites pièces métalliques ont valeur de relique sacrée à qui Rohanne Gourouvin a su insuffler une force créatrice, celle puisée au plus profond de soi, cette étincelle divine, ce miracle de vie, en définitive une âme.

Caroline de Fondaumière

Mémoires organiques

Take care of the sens !

À propos de mémoires organiques et autres réminiscences

Installation de Sophie Bazin

Cette installation ayant rapport à la mémoire, avant de me séduire (conduire à l’écart, dit-on en latin) et de s’exposer à moi comme une évidence, m’a parue quelque peu ambiguë. Le thème de réminiscence, dans le sens commun d’image remémorée du passé, est traité à la fois comme une expérience et son résultat. Déchausse-toi et tu entendras la mer, invite et nous promet SB d’emblée (le pari sera aussi réalisé si vous entrez chaussée, mais on perdra beaucoup à l’esthésiomètre). Sur le seuil alors, laisser avec les chaussures les tracas du dehors, participer, en l’occurrence ici, faire autrement l’expérience de la mer et revenir avec un souvenir.

Elle sollicite un sens, souvent oublié par l’art contemporain sinon par toute manifestation de la vie publique- formatée par la télévision et donc limitée à l’audio-visuel ignorant de sens premier-, le toucher. Débouchez vos orteils, mal-entendais-je ! Et, c’est sûrement le propos de l’art : changer nos perceptions pour nous faire toucher un monde, celui de l’artiste, l’artiste, nous, le monde. Élargir la sphère du privé, vers une douce intimité avec le tout. Elle a tapissé la grande salle de plumes rien que pour nos plantes de pieds. Des plumes rien que pour nos plantes de pieds. Des plumes blanches et jaunes parsemées parfois de taches noires. A quels volatiles appartiennent ces organes ? (Seul leur épiderme produit ces tiges souples portant des barbes, et servant au vol, à la protection du corps, et notamment au maintien d’une température propice à la vie). Sur ces plumes donc, nous, pieds nus, entendons la mer. Une bande sonore. Elle se brise sur les récifs, clapote dans le lagon, cris d’enfants qui jouent. Dans quelle légende déjà survoler la mer est interdit aux oiseaux ?

Sur les murs, des photographies de grande dimension rattrapent les regards qui chaviraient sur les plumes, qui aussitôt reconnaissent des rivages dans lesquels, pourtant, baignent des formes non identifiées (mollusques, champignons, corolles ?). Quels intérieurs couvrent ces coquilles ? Nous déambulons sur la plage (certains avec les chaussures). Prendre le temps, ne pas hâter la souvenance.

Un rideau. Traverser. Le grondement du ressac s’éloigne. Curieusement nous marchons comme on dit qu’on touche terre sur le paquet du cabinet. C’est comme à la maison reconnaîtront certaines plantes de pieds (les semelles résonneront). Ici, conserver dans des cristallisoirs des paroles silencieuses au fond des pensées, des pierres vivantes d’origines, dit l’artiste. Des organes en bronze et principalement en raku, pétris de terre et magnifiés par le feu, s’entassent en équilibres précaires, immergés et radieux. Nous, hors de l’eau, identifions molignons, champirolles, collusques, déjà croisés sur les murs de la plage. Parties de nous face à nous. Nous face à la mer. Se rappeler l’absence de ce qui ailleurs aussi fait défaut, qui hier déjà nous manquait, ce sens du toucher, d’être en contact, bref la question, faut-il se mouiller ?

C’est une installation mnémonique (ayant rapport à la mémoire). Pour sortir, revenir sur ses pas. De quel côté du miroir se trouvait le dodo, ou je ne me rappelle plus quel personnage de Lewis Carroll, quand il recommandait à Alice de se préoccuper du sens ?

Sortir de la léthargie- du grec lêthê, de l’oubli. Ne pas oublier ses chaussures est un détail.

Johary Ravaloson, 13 avril 2006