Matière à penser

C’est sur un fond de contestation globale de la société, sorte de dissidence culturelle conduite par l’idéologie hippie au cours des années soixante qu’apparaît l’Art corporel (en Europe) ou Body Art (aux Etats Unis). En rupture totale avec les pratiques artistiques traditionnelles, certains artistes ont fait de leur corps un médium d’expression formelle, l’exposant parfois aux situations les plus extrêmes, l’inscrivant avec force dans un discours engagé et subversif visant à perturber, changer ou remettre en question les anciennes valeurs, les modes de vie traditionnels et le pouvoir établi.

Le recours à la photographie, par ces artistes présentant leur propre corps, répondait alors à un besoin de témoigner d’une action ou d’une performance éphémère. Rapidement la photographie fut intégrée au processus de création, dans une relation où l’artiste lui-même venait faire corps avec son oeuvre.

C’est cet état de connivence liant le médium photographique et le corps de l’artiste que nous révèlent les expériences de trois plasticiens d’origine et de culture différentes : Julia Tiffin (Sud-Africaine), Qui Zhijie (chinois ), et Thierry Fontaine (Français).

Cette adéquation corps-photo apparaît comme un passage entre le sensible et l’intelligible. L’artiste interroge la réalité, nous la montre toujours plus évanescente, légère, insaisissable. Qu’est-ce qu’un corps, qu’est-ce que la matière ? La science moderne l’interroge encore. L’artiste perçoit également cette indécision, la fragilité de cette notion. Une sorte de connexion essentielle existe entre le corps et la photo par leur temporalité et l’idée d’un processus en permanente transformation. Mais aussi, comme le corps – support des principes spirituels, qui figure l’homme, qui en est l’image – la photo est le support d’une image bidimensionnelle où l’épaisseur corporelle est supprimée. Dans cette alchimie identitaire, la pellicule photographique devient une seconde peau, la pensée s’inscrit dans la chair de l’artiste, du corps photographié semble se dégager son univers intérieur, son univers mental.

En choisissant de se limiter à la surface, le créateur invente une nouvelle réalité. Une réalité située au-delà de tout, avec une autre profondeur ; une profondeur différente logée dans le domaine du possible, du non réalisé.

Au cœur de cette entente secrète, la notion de distance en est la clé. Tout se joue au travers de l’œil, symbole de la perception intellectuelle et organe de la perception visuelle qui sépare le sujet et l’objet. Par l’intermédiaire de l’image photographique, le corps est mis à distance et agit, à égalité avec la photo, comme un médium.

Par le regard séparateur qui permet de reconsidérer la matérialité, nous pénétrons dans le domaine de la pensée, indissociable de l’activité créatrice dans laquelle l’artiste engage son propre corps. C’est par le corps que la pensée émerge, les frontières entre esprit et matière sont désormais gommées et le savoir scientifique le confirme, à présent, en offrant une autre conception de l’homme et de son univers qui bouleverse la raison ordinaire. Ces « photographies corporelles » ou métaphores visuelles éclairent la relation continue et sans limite, l’identification entre ce qui est donné à voir, le corps de l’artiste.

Le corps sans épaisseur

L’effacement des limites formelles mis en œuvre dans cette corrélation entre le corps et la photo s’étend à la définition même de la photographie. En requalifiant leurs œuvres de « tableaux photographiques » au début des années quatre-vingt, les artistes ont, eux-mêmes, anticipé sur le reversement de la notion de photographie dans le champ de la peinture ou de la sculpture comme en témoigne l’attribution en 1990 du Grand Prix de la Sculpture au couple Becher, tenant de la photographie objective.

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Le grain de l’image et de la peau

Une douleur sourde parcourt les photos de Julia Tiffin, travaillées à la manière d’un peintre mélangeant ses matières faites d’acide et de gélatine, lesquelles induisent des formes boursouflées, creusées et rongées, d’une peau toujours éruptive.

La pellicule est marquée, brûlée. Le grain de l’image se confond avec le grain de la peau. Une violence en noir et blanc adoucie des nuances de gris nous projette avec force dans le contexte politique et social sud-africain dont la brutalité d’un discours raciste a marqué dans sa chair plusieurs générations d’hommes et de femmes, de noirs et de blancs.

La peau devient le territoire où s’exprime et s’imprime toute la pensée d’un peuple. L’artiste y grave sa hantise de la mort. La blessure, la plaie béante sur la peau lisse et nette d’un corps nu renvoie à l’érotisme comme une violation de l’être atteint au plus profond de son intimité. Tout semble procéder du désir ardent d’extirper au corps sa vérité, son secret, dans un élan comparable à celui qui a animé l’artiste tout au long de l’histoire de la peinture occidentale, en rappelant le caractère mystérieux et précieux de la vie et cela même au cœur des scènes les plus brutales de saints martyrisés, de Christ crucifié ou de cadavres autopsiés.

Cet arrachement violent et l’érotisme qui le soustend confinent au sacré, au désir incandescent d’unification intérieure et d’harmonisation des opposés.

Dans cette série intitulée « Skin », la pensée fait corps avec l’image, adhère à la pellicule photographique qui se confond avec la peau de l’artiste.

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Caroline de Fondaumière

In catalogue « Matière à penser »