RE-BIRD

Titre manifeste, Re-Bird sonne, crie ; il pointe l’urgence de l’adaptation de l’humain à un territoire élargi à toutes les espèces en interrelation, l’une se nourrissant de l’autre. Acclimatation, un dessin métamorphique d’une liane animale, est choisi comme motif(s) identitaire(s) de l’exposition. L’hu­main est une forme de vie dans le grand ensemble de toutes les formes de vie en formation. « Nous sommes partiellement humains » nous rappelle Emanuele Coccia. Les œuvres nous rappellent cela. L’artiste Clotilde Provansal « réclame la terre » et veut faire corps avec elle. Et pour se ré-intégrer dans le magma du vivant, il est nécessaire de prendre soin de l’autre, de réparer le territoire blessé par une histoire coloniale et plus globalement la modernité.

Sous ses apparences poétiques et magiques, RE-BIRD nous invite à une réflexion politique sur une nouvelle manière de vivre la terre : « habiter en oiseau » comme nous le propose Vinciane Despret, prendre pour modèle leurs chants qui re­distribuent des territoires en considérant de nouvelles rela­tions entre l’individu et le groupe. Dans l’histoire de son peuplement, l’île de La Réunion – où l’oiseau a été le premier habitant peuplant – oscille dans ce Mi-Nou, tantôt dit « je », tantôt dit nous. La pratique collaborative que l’artiste privilégie en est signifiante.

Clotilde Provansal prête attention aux pratiques sociales et culturelles. Le rituel du repas dominicain – geste de sur­vivance et de résistance, en oiseau – sur des aires de pique-nique est l’expression du transport d’un chez soi dans le dehors d’un territoire étendu où l’on partage un repas en fa­mille, à côté d’autres familles, à même l’humus, où la terre appartient à tout le monde, « écheveau de relations entre les minéraux, les plantes, les animaux et les humains » nous dit Rachel Louise Carson.

Établir des correspondances est au cœur du travail de l’artiste ; les œuvres se répondent entre elles comme dans les an­ciennes cartographies où l’on cherche à (se) représenter les inconnus, les in-vus. Relier l’art, les sciences et les sociétés, la nature et la culture, a lieu dans la collaboration. « Je vais chercher l’autre regard, l’autre geste, celui du soignant et dont le sens diffère » dit l’artiste.

Elle porte attention aux valeurs de la culture créole qui circu­lent dans les expressions langagières. Ses images sont des fonnkèr, des cris du fond du cœur, qui embaument les bles­sures enfouies au plus profond du corps car l’artiste est en­gagée dans la pensée du Care et de l’Écoféminisme, dans le combat pour un mode d’être dans un monde complexe sans discriminations.

Ces cris mis en scène, non expressionnistes, migrent du fond du cœur, traversent la trachée et sont transfigurés par des opérations magiques et merveilleuses. Choisir Hasawa, conteur, performeur et chantre de l’oralité, le personnage de Dévora­tion pétillante, une mise en scène du plaisir et de la fonction de la nutrition, démontre d’une nouvelle Renaissance en ce 21ème siècle qui travaille à la question d’une conscience poli­tique du monde et de sa spiritualité à la fois.

RE-BIRD fait sonner et résonner ensemble des images en mouvement qui suggèrent la circulation du vivant dans ce grand orchestre métamorphique qu’est la planète Terre.

Texte de Colette Pounia, commissaire

Artothèque 1991-1998

Inventaire des talents, réalité populaire et arcréologie

L’Artothèque du Département ouvre ses portes en septembre 1991 dans la Villa Mas à Saint-Denis, fleuron de l’architecture créole acquise en 1985 par le Conseil Général. Outil majeur du Plan de développement des arts plastiques de la Collectivité départementale, l’Artothèque de la Réunion a reçu pour mission de « valoriser et promouvoir l’art contemporain, être un lieu de ressources pour le milieu professionnel, permettre la diffusion décentralisée des œuvres d’art, accueillir le public… »[1]. À l’instar des autres artothèques de France, celle de La Réunion propose aux particuliers, collectivités, scolaires, entreprises, créateurs et pédagogues le prêt d’œuvres d’art originales ou multiples, un centre de documentation (comprenant une documentation spécialisée sur l’art contemporain de manière générale et sur les artistes locaux (revue de presse, catalogues…), des rencontres, et des expositions collectives présentées en décentralisation. Située dans le centre historique de Saint-Denis, à proximité du Musée Léon Dierx, l’artothèque est une des « vitrines culturelles » du Conseil Général, créée dans un contexte de fort développement touristique, et porteuse des ambitions de la Collectivité en termes de développement des arts plastiques sur le territoire.

1990 : la mise en place d’un Plan départemental pour les arts plastiques[2].

Dès 1989, Le Conseil Général présidé par Eric Boyer acte dans sa politique culturelle la nécessité de mettre l’accent sur le développement des arts plastiques en tant que secteur prioritaire. Après avoir organisé, avec le concours d’un bureau d’études entre mars et juin 1990, les Assises des arts plastiques réunissant les professionnels du secteur, la collectivité met en place un Plan départemental de développement dans ce domaine, qui sera appliqué sans attendre.

En séance publique des 9 et 10 juillet 1990, la Commission Culturelle du Conseil Général présente ses orientations, réunies dans un rapport désormais connu sous le nom de « rapport 21 ». Le Département se donne pour mission « d’asseoir une véritable politique culturelle en matière d’art contemporain et (…) des arts plastiques en direction d’un large public »[3]. Trois grandes priorités ressortent de ces réflexions : la nécessité de décentraliser les actions, de promouvoir les artistes locaux et d’ouvrir la Réunion sur le monde.

Cette même année, les orientations votées par le Conseil Général en matière de politique culturelle mettent en avant une « volonté d’affirmer le projet culturel réunionnais » comme un « indispensable levier du développement », s’appuyant sur une histoire et une géographie spécifiques. En arts plastiques, ces orientations se traduisent par la rénovation des outils existants (le Musée Léon Dierx, la Bourse Ambroise Vollard), la création de nouveaux outils (le Carrefour des Cultures de l’océan Indien, l’Artothèque, les CES[4] arts plastiques) et une aide significative aux associations et aux communes. La politique du Conseil Général est emblématique d’un désir d’ouverture sur le monde et de développement et valorisation de la création locale.

Dominique Calas-Levassor et Wilhiam Zitte à la direction de l’Artothèque : une politique d’inventaire des talents.

L’Artothèque devient véritablement un des outils majeurs de la politique d’Éric Boyer en faveur des arts plastiques. Dominique Callas-Levassor en est la première directrice. Après une enfance à la Réunion, des études d’histoire de l’art en France hexagonale, elle enseigne les arts plastiques pendant quatre ans avant de s’occuper du muséobus puis d’être l’assistante technique de Suzanne Greffet-Kendig au musée Léon Dierx. Elle travaille ensuite au service culturel du Conseil Général où elle participe à l’organisation des assises de la culture en 1989.

Elle prend ses fonctions avec en tête des questionnements sur le regard exogène/endogène, sur la création contemporaine locale, ses spécificités, sur les normes esthétiques et le goût dominant. Elle part du constat que le regard du Créole sur lui-même et sur sa propre société n’a pas de visibilité, et que le regard exogène est majoritaire : cela va des représentations doudouistes de cases créoles – « à un moment donné, dit-elle, c’est Gauguin sans talent qui vient montrer quelque chose de magnifique de cette île »[5] – à des pratiques d’avant-garde comme celles de Patrick Pion, ou Jean-Luc Igot dans les années 1970 et 1980… Pour elle, « Ce sont des gens qui ont exprimé une idée exotique au sens ethnologique de la société créole. Ça ne posait pas problème, ça posait question. On subissait le regard de l’autre. C’était le regard exogène. C’était pas le regard endogène ».

Dans la droite ligne de la politique du Président Boyer en faveur de l’Homme Réunionnais, Dominique Calas-Levassor met en avant l’urgence « de valoriser l’individu par le collectif et par l’image. C’était l’urgence absolue, dit-elle. Il fallait qu’on « montre », et que les gens se réconcilient avec eux-mêmes. Qu’on arrête de montrer des trucs avec des youkélélés »[6].

Son projet part également du constat anthropologique de la richesse de l’art populaire à La Réunion, complètement ignorée au profit de formes plus modernes, et bien évidemment exogènes : « il y a eu un constat sur la capacité des Créoles à agencer les couleurs, sur les façades… Et le mec quand il fait, il est dans l’action. Il n’est pas dans la théorisation de ce qu’il fait. Mais il n’est pas regardé comme quelqu’un qui a inventé. On lui disait : tu es un pauvre couillon, tu as larjan braguèt[7] ».

La jeune équipe de l’Artothèque s’active, dès la première année, à la constitution d’un fonds documentaire sur les artistes de l’île, comportant un curriculum vitae, des articles de presse, des reproductions d’œuvres et parfois des propos recueillis…. « On a fait un inventaire pendant six mois. On s’est dit si les gens exposent, ils sont dans une démarche professionnelle. On a commencé notre fichier d’artistes comme ça. On a dit aux gens venez. On n’a pas fait de sélection. Les gens qui n’ont pas fait de propositions intéressantes, on les a doucement dissuadés et les autres ne sont pas venus »[8].

L’Artothèque voulait être un lieu qui convoque les regards des Créoles sur eux-mêmes, un endroit où on montre les talents. D’où ce parti-pris d’encourager les artistes à prendre la parole et à assumer leurs discours, sous forme de commissariats par exemple : c’est ainsi que des artistes ont commencé à concevoir des expositions pour l’Artothèque.

Cette préoccupation d’un regard Créole ne devait pas empêcher l’ouverture aux autres artistes : la structure a ouvert sa programmation à tous les créateurs réunionnais sans discrimination d’origine. Elle n’empêchait pas non plus une ouverture au-delà des frontières de l’île, par le biais notamment d’un partenariat avec l’Artothèque du CRDP de Créteil.

Dominique Calas-Levassor constitue sa collection avec, pour commencer, des artistes confirmés, vivant de leur production et occupant à ce moment-là le devant de la scène depuis plusieurs années : Alken, Berlie-Caillat, Buscail, Florian, Giraud, Clain, Barbier, Valencia, Du Vignaux, Zitte. Le noyau dur est donc constitué d’artistes locaux, qui par le biais des achats, étaient ainsi aidés financièrement par le Département. À l’occasion de visites d’ateliers, « la collection s’est enrichie d’oeuvres d’artistes naïfs, de photographes, amateurs, créateurs, et pour certains, ces achats ont donné un nouveau souffle à leur engagement »[9].

Le soutien des artistes à la jeune structure a été décisif. « La majeure partie du fonds était composée de prêts entièrement gratuits ou de dons ; en général pour un achat l’artiste ajoutait 4 à 5 œuvres prêtées pour la location. C’est cet engagement qui a validé le projet ».

Le reste des acquisitions est constitué d’estampes d’artistes reconnus sur le plan national, ainsi que d’artistes présents à l’artothèque de Créteil.

Réalité populaire et acréologie : une vision pluraliste dans le champ émergeant de l’art contemporain à La Réunion

La création de l’Artothèque intervient dans une période de structuration du secteur de l’art contemporain dans l’île.  Rue de Paris, dans le même périmètre, François Cheval, le nouveau conservateur du musée Léon Dierx, prend ses marques avec un projet artistique affichant de grands noms de l’art contemporain international. Marcél Tavé, au FRAC, développe une approche qu’il nomme « Elitisme populaire », en triant sur le volet quelques noms d’artistes réunionnais, qu’il met en dialogue avec des artistes de notoriété internationale.

Face à ces « monstres de l’art contemporain » que sont le Musée Léon Dierx et le FRAC qui se positionnent sur une stratégie nationale et internationale, il faut donner une identité forte à la jeune Artothèque. Si c’est la complémentarité qui opère avec le Musée, c’est dans l’adversité que cette identité va se créer avec le FRAC.

« Il ne s’agissait pas, se rappelle Dominique Calas-Levassor, d’amasser un trésor de bon goût dans la mouvance de la dictature intellectuelle mais d’être un forum de la tolérance et de l’apprentissage du regard »[10]… Le projet était de se démarquer de ce qu’elle nomme « la pensée unique », c’est-à-dire avec une esthétique officielle prônée par le Ministère de la Culture et relayée par des « antennes » en région.

Dans un pays où la parole a toujours été annexée à la langue française, la belle expression, la langue et la culture du maître, dans un pays où la domination est intégrée, ce lieu qui se donnait pour objet la pluralité des discours et des formes réunionnaises était une nécessité. Pour Dominique Calas-Levassor, « le concept de l’Artothèque correspond au désir de sortir de la vénération culturelle pour aller vers un public nouveau avec une prédilection pour la jeune génération… La question de la création contemporaine à La Réunion devait être posée à ce moment-là sans à priori. Il fallait de la profusion, de l’enthousiasme, de la jeunesse, bref, de la vie »[11].

L’Artothèque est véritablement devenue, au cours de ces années de création de l’outil, la maison des artistes de tous bords et de toutes origines. Un lieu incontournable de brassage des idées et de rencontres culturelles, qui a permis de belles synergies entre artistes, universitaires, intellectuels…

Après le départ de Dominique Calas-Levassor en 1994, c’est Wilhiam Zitte qui prend la direction de l’Artothèque. Plasticien, militant pour la reconnaissance de l’identité réunionnaise, Wilhiam Zitte a entrepris un considérable chantier artistique qu’il intitule « arcréologie », en peinture, sculpture, interventions dans le paysage, mais aussi collecte d’objets et d’indices, venant construire ce que Carpanin Marimoutou nomme une « anthropologie plastique de la civilisation créole ». L’artiste s’est donné pour mission de « débroussailler les pistes en friches ou peu explorées de la mémoire marronne »[12] et de participer à l’émergence d’une esthétique réunionnaise, un « bardzour »[13] de l’histoire de l’art qui prendrait ses racines non plus seulement dans la lointaine France et en Occident, mais aussi à l’intérieur de l’île et les territoires du riche foyer de civilisations qu’est l’Océan indien. Une fois en poste à l’Artothèque, il continue à mettre en œuvre son projet « arcréologique » : « Dans les expositions, dans les programmations que j’ai pu mettre en place, mon travail artistique était un petit peu derrière quand-même. C’était assez souvent en rapport avec mes préoccupations soit plastiques, soit identitaires, soit esthétiques et ça a été très large »[14].

Wilhiam Zitte lutte contre ce qu’il appelle les « limites de qualité » imposées par le FRAC et le Musée, en intégrant à sa politique d’acquisition et d’expositions des artistes considérés comme mineurs et, ce qui a suscité étonnement et incompréhension, en réalisant des expositions montrant côte à côte des œuvres d’artistes contemporains et des œuvres de la figuration traditionnelle ou des objets habituellement considérés comme des pratiques populaires et de l’artisanat. En élargissant les frontières de l’art établi, en brouillant les catégories esthétiques, Wilhiam Zitte interroge la validité de la notion d’« art contemporain » et pose la question de la spécificité d’un art réunionnais dont il participe à la gestation[15].

La politique d’acquisitions de Wilhiam Zitte « prend en compte la spécificité créole, l’ouverture aux expressions plastiques de la zone, et la spécificité de l’Artothèque qui a pour vocation de diffuser l’art par les multiples »[16]

Sa politique d’expositions donne la priorité absolue à l’interrogation sur les spécificités de la création plastique réunionnaise. Il s’agit d’une part de découvrir, diffuser et promouvoir les artistes créoles de l’île et de la diaspora, et de les ancrer dans l’histoire de l’art qui s’écrit dans l’île et non à l’extérieur de l’île, par le biais notamment des textes de catalogue écrits par des critiques, universitaires, littéraires…

Les grands axes de sa politique d’exposition sont les suivants :

– Promouvoir les artistes de la diaspora : sous l’intitulé général de « 2 OR*97-4 », Wilhiam Zitte propose de montrer le travail d’artistes réunionnais vivant en France. Seront présentés Mireille Vitry, André Robèr, Mickaël Elma, Collectif par III, Marie-Ange Damour et Gérard Villain, Claude Couteau. « Le panel étant large, il a fallu faire des sélections, c’était pas le salon des artistes d’outre-mer, hein. Et quand je suis allé voir ce que proposaient les artistes réunionnais à Paris, dans ce salon, j’ai découvert des artistes réunionnais que je ne connaissais pas, ou qui se disaient réunionnais alors qu’ils avaient quitté l’île depuis 15 ans. Est-ce qu’il fallait les faire revenir ? »[17] .

– Confronter les œuvres locales au regard des critiques et historiens d’art. « Kritik 97-4 » est l’intitulé d’une série de trois expositions sur le principe d’une sélection d’œuvres d’artistes réunionnais par un critique d’art. Le premier volet a convoqué le regard de Jean Arrouye (sémiologue, membre de l’AICA) sur les œuvres de Séraphine, Giraud, du Vignaux, Mayo, Cheyrol, Clain, Maillot-Rosely, Zitte, Beng-Thi. Les deux autres volets n’ont pas été réalisés. Par ailleurs, des universitaires, écrivains, poètes sont invités à écrire des textes pour les catalogues et parfois à faire des propositions d’exposition à partir du fonds d’oeuvres : Carpanin Marimoutou[18], Daniel Roland-Roche[19], Jean Arrouye[20], Alain Lorraine[21], Patrice Treuthardt[22], Pierre-Louis Rivière[23], Mario Serviable[24], Daniel Honoré[25], Sybille Chazot[26], Colette Pounia[27], Catherine Damour[28], Laurent Segelstein[29], André Robèr et Julien Blaine[30], Patricia de Bollivier[31].

– Favoriser la coopération avec les îles de l’Océan indien. En 1996, il monte l’opération « À l’intérieur d’à côté », qui consiste à confronter les regards de deux photographes (un de La Réunion, un d’une île de l’Océan Indien) sur leurs territoires respectifs… « La distance est moins grande de Roland Garros à Roissy que de Gillot à Ivato[32] » écrit Wilhiam Zitte : les transports aériens ont réduit la distance entre La Réunion et la France mais pas entre la Réunion et Madagascar… Les photographes choisis par Wilhiam Zitte sont Philippe Gaubert et Pierrot Men, photographe malgache, Grand Prix Leica 95, qui ont produit une soixantaine de photographies de La Réunion et de Madagascar réunies dans un catalogue avec un texte de Jean Arrouye. L’opération sera réitérée après le départ de Wilhiam Zitte de l’Artothèque, avec d’autres photographes.

Enfin, Wilhiam Zitte a accordé une attention particulière aux expositions de photographies[33].

Dans la continuité de la politique de Dominique Calas-Levassor, Wilhiam Zitte ouvre l’Artothèque aux débats culturels et littéraires, à l’occasion des rencontres « Afrique-Océan indien-Réunion », des conférences[34] ou de présentations de publications littéraires[35].

Les titres et sous-titres d’exposition en créole sont récurrents[36] ainsi que certains textes (majoritairement des poésies).

Les interrogations sur la spécificité de la création réunionnaise sont au cœur de sa politique. Qu’il s’agisse de la quête identitaire, focalisée sur l’image du Noir notamment, qu’il s’agisse de la mémoire douloureuse de l’esclavage[37], de la défense de la langue créole, de l’ouverture sur le foyer civilisationnel de l’Océan indien, de la volonté d’ancrer l’histoire de l’art réunionnais dans son contexte social, la politique artistique de Wilhiam Zitte est en correspondance avec ses réflexions et son travail de plasticien militant.

Des jalons pour une histoire de l’art « située »…

Déjà, à l’époque de Dominique Calas-Levassor, Wilhiam Zitte avait commencé, dans des commissariats d’expositions, à poser les fondements de ce qui serait une théorie et une histoire de l’art à La Réunion, en abordant les questions de la frontière de l’art et des critères esthétiques[38]. En 1992, avec « Artistes de la réalité populaire »[39], il présente 12 artistes peintres (dont un sculpteur)[40] d’influence traditionnelle française. Sont montrées des scènes de genre, natures mortes, paysages, portraits… ayant toutes un rapport avec La Réunion, dans un style naïf ou académique. On y retrouve tous les thèmes classiques de la peinture traditionnelle locale : flamboyants, cases créoles, scènes de pêche … Sont exposés côte à côte des œuvres d’artistes amateur et d’artistes confirmés comme Noël René : William Zitte abolit les hiérarchies entre les artistes.

Pour fonder une histoire de l’art créole, il cherche des filiations à l’intérieur même de l’île, du côté des militants de la cause identitaire. Et c’est du premier livre sur la peinture à La Réunion paru en 1979, qu’il s’inspire pour écrire l’introduction du catalogue des Artistes de la réalité populaire (catalogue présenté sous forme de calendrier, allusion aux images surannées des calendriers des Postes). Il cite un extrait d’un texte de Jean-François Sam-Long qui présente la situation de la création picturale à la Réunion dans les années 70, et où l’on retrouve la préoccupation d’une spécificité d’un art réunionnais. Cette spécificité s’appuie sur une liste de thèmes que l’on peut retrouver dans la Créolie, mouvement poétique des années 70 : le soleil, la lumière de l’île, ses paysages de ciel et de mer à tons changeants, de plaines et de plages, de côtes déchiquetées et tapageuses. Ainsi que le thème de la mémoire, des racines, du folklore, de l’artisanat et du peuple, « d’une sensibilité et une émotion purement créoles ». L’exposition est donc située dans la continuité de ce premier livre d’histoire de l’art à La Réunion. Une histoire qui s’écrit dans l’île et non à l’extérieur de l’île. Une histoire qu’il estime à ses débuts : « Bardzour de l’art » est le sous-titre de l’exposition.

Pour Zitte, la tension du rapport au modèle est au centre des interrogations sur l’art à La Réunion. Dans cette introduction est posée la question des regards différents qui peuvent se croiser sur les objets exposés : « Art pur OU (sic) énièmes avatars de la légitimité et de l’intégration… Expression originale OU sous-produit culturel… Précurseurs réinventeurs OU répétiteurs plagiaires de modèles européens, africains, asiatiques… etc… ». Soit on considère que la Réunion a une histoire autonome, dans ce cas, ces oeuvres sont vues comme une expression originale et leurs artistes comme des « précurseurs-réinventeurs ». Soit on les situe à la suite d’une histoire de l’art occidentale, et ces artistes deviennent répétiteurs plagiaires de modèles existants.

L’exposition Nouveaux Mondes, également réalisée avant le départ de Dominique Calas-Levassor, en 1993, par Antoine Du Vignaux et Wilhiam Zitte, proposait des regards d’artistes et d’intellectuels sur le « sacré domestique », les intérieurs des cases créoles, l’architecture et l’art populaire. Dans la lignée du travail de « BKL pour la photographie »[41], ils posent la question des choix esthétiques que font les gens dans leur quotidien et de ce que les artistes peuvent en faire. « Nouveaux Mondes était une exposition en réponse aux prises de position du FRAC et du MLD, qui avaient choisi de travailler seulement avec 5-6 artistes considérés comme les meilleurs. On voulait montrer qu’on peut faire un travail « contemporain » en exposant côte à côte de la peinture naïve, des installations, de la peinture abstraite, des nouvelles technologies, des performances…»[42]. C’était un questionnement sur les jugements de valeurs, les critères utilisés par les institutions et sur la validité de la notion d’« art contemporain ». Cette exposition participait d’une volonté de donner au Réunionnais la possibilité de poser sur lui-même et sur son monde de vie un regard un peu plus positif, moins chargé de honte et de relativiser son « infériorité » ainsi que la « supériorité » de l’autre, métropolitain.

Avec l’exposition Pilons et Kalous, en 1994, William Zitte poussait la logique à l’extrême en exposant peintures, sculptures, installations, photographies avec des pilons encore fonctionnels ou de collection. L’exposition a suscité bataille dans la presse. D’un côté, dans un article intitulé « Vessies et lanternes », la stupéfaction du critique d’art Laurent Ségelstein de voir artisanat et oeuvres d’art exposées ensemble. En réaction, dans un article intitulé « Quelle(s) critique(s) pour accompagner l’essor des artistes réunionnais ? », Pascale David met en question les critères de jugement esthétique : « d’où viennent les critères ? », « Et qui va poser les limites de l’art recevable ? »[43].

Sur la question de l’art réunionnais, Wilhiam Zitte avance progressivement vers la prise en compte de l’ensemble des créateurs, qu’ils soient natifs ou non natifs : « L’île se constitue d’apports éphémères transitoires » écrit-il en 1996, en parlant des artistes de passage dans l’île ainsi que « de définitives ou provisoires ruptures géographiques, climatiques, affectives »[44] . Sont artistes réunionnais ceux qui « inscrivent leur vie et non seulement leurs œuvres dans l’espace Réunion », soit les artistes qui y vivent et travaillent. À quelques exceptions près[45], tous les artistes exposés par Wilhiam Zitte sont des artistes de l’île, avec une forte majorité de Créoles vivant dans l’île ou appartenant à la diaspora, et des artistes de la Région Océan Indien.

Au cœur de sa réflexion : le rapport aux modèles, et surtout, le rapport au modèle central. « Mon travail, dit-il, c’est de casser cette domination occidentale. Je ne suis pas en conflit avec ma culture européenne, simplement, elle me « broute la tête », parce que c’est elle qui est la plus communément admise et où les gens aiment bien se retrouver. Quand je parle d’une influence éthiopienne, ou bien indienne, ou bien orthodoxe russe concernant les icônes…, il faut un effort de la part de mes interlocuteurs, alors que moi je suis très à l’aise avec ça. Je constate qu’on considère l’art égyptien comme l’art occidental et non pas africain. Parce que le Malbar a le nez fin, les cheveux lisses, il est plus beau que le Cafre aux grosses lèvres. Je vais à l’encontre de cette esthétique générale »[46].

Il existait une sorte de rivalité, de bonne guerre, mais tenace entre d’un côté les tenants des critères esthétiques officiels français, le FRAC et le MLD, qui exposaient les artistes qu’ils jugeaient les meilleurs, et à qui Wilhiam Zitte reprochait leur politique élitiste. De l’autre côté, une esthétique qui allait s’affirmant comme une esthétique officielle créole, défendue par l’Artothèque qui exposait tout ce qui se faisait de « contemporain » au sens chronologique du terme, avec une préoccupation identitaire créoliste forte et une ligne commémoratrice sur les thèmes de l’esclavage et du colonialisme.

W. Zitte remet en question la hiérarchie des cultures et l’évidence établie de la supériorité de l’échelon international sur le local et lutte pour la mise en place d’un nouveau regard. « Dans la situation réunionnaise que je ressens moi, au lieu de dire qu’on n’est pas au niveau, qu’il faut se forcer pour atteindre un niveau international, européen etc… peut-être préparer, mettre en place des éléments qui permettent de définir ce qui se fait à La Réunion. Et puis peut-être pouvoir écrire une histoire de l’art et aller chercher, chez des particuliers, par exemple, les sources de cette histoire de l’art »[47].

Il est un des artistes qui incarnent le plus toutes les contradictions du milieu de l’art créole. Autodidacte curieux, en dissidence avec la culture occidentale mais nourri dans les encyclopédies, habité par la nécessité de faire vivre tout un pan de lui-même et de sa société laissé dans l’ombre, artiste en rupture avec le système et en quête de reconnaissance… Il a porté à sa manière la nécessité absolue de faire émerger un regard endogène et de lui donner une existence, la nécessité de construire une autonomie de pensée et d’être, la nécessité de rompre avec la culture de l’importation, le refus de l’impérialisme… Nécessités souvent exprimées de manière forte en réaction face à la « radicalité » des positionnements officiels du jeune secteur de l’art contemporain, générant des débats qui ont eu du mal à s’extraire de la confrontation dominant/dominé, réduisant souvent la problématique réunionnaise à une opposition stérile entre l’exogène et l’endogène, le local et l’universel, la périphérie et le centre, le colonisé et le colonisateur.

Si l’Artothèque a été, lors des premières années de sa création, vécue comme la maison de tous les artistes, sans exclusive, sous le mandat de Wilhiam Zitte, la structure est peu à peu désertée par certains artistes qui ne se reconnaissent pas dans son discours qu’ils jugeaient trop radical en faveur de la créolité.

En 1998, Wilhiam Zitte quitte son poste à l’Artothèque et devient conseiller arts plastiques pour le rectorat de la Réunion, portant le souhait qu’un chantier similaire puisse être fait par l’Education Nationale : « Il y a ce travail de recensement, faire passer des œuvres locales au même titre que l’histoire de l’art des programmes officiels. Peut-être justement adapter ces programmes aux réalités locales, à ce qui s’est fait ici[48] ».

Patricia de Bollivier


[1] Rapport d’activité du Conseil Général, 1991, p. 281. Cf, pour l’ensemble des notes : « Art contemporain réunionnais, art contemporain à La Réunion : construction locale de l’identité et universalisme en art en situation postcoloniale », P. de Bollivier, thèse de doctorat sous la direction de Jacques Leenhardt, EHESS, 2005.

[3] Note au sujet du contenu de la mission 1991 de l’Artothèque de Créteil, Paul Mazaka et Maryse Bardet- Maugars, le 20 août 1991.

[4] Contrat Emploi Solidarité

[5] Dominique Callas-Levassor, entretien, Chartres, le 21 mai 2003.

[6] Id.

[7] Larjan braguèt : l’argent des allocations familiales.

[8] Dominique Calas-Levassor, entretien, id.

[9] Dominique Calas-Levassor, entretien, id.


[10] Dominique Callas-Levassor, propos recueillis par Alain Gili, in « Vois ! » n°13, La Réunion, 1999.

[11] id.

[12] In « Kaf an tol », catalogue d’exposition, Ozima, ODC, 1994

[13] Bardzour : terme créole qui veut dire aube.

[14] Wilhiam Zitte, propos recueillis par Antoine Du Vignaux, décembre 1999. Non publié.

[15] cf. P. de Bollivier , « L’art revendicatif et identitaire en situation post-coloniale, le travail de Wilhiam Zitte , plasticien réunionnais », in « L’art à l’épreuve du lieu », s/d Dominique Berthet, actes du colloque « Marges et périphéries », CEREAP, Martinique (novembre 2001), L’Harmattan, décembre 2004.

[16] Wilhiam Zitte, programmation 1996. Document d’archives, Artothèque.

[17] Wilhiam Zitte, propos recueillis par Antoine du Vignaux, 1999.

[18] « Cela qui manque », catalogue de l’exposition éponyme d’André Robèr, Artothèque de la Réunion 1996.« (re/dé) centrer le regard par période de grands froids », catalogue de l’exposition « Le temps de nous-même », Artothèque de la Réunion, 1996. « Mail-Art, l’abolition », catalogue de l’exposition « Aboli/pas aboli l’esclavage ? », Artothèque de la Réunion, 1998.

[19] « Sylvie Chevalier », catalogue « Plurièl-féminin », Artothèque de la Réunion, 1996.

[20] « Les gens de bonne compagnie », catalogue « A l’intérieur d’à côté », Artothèque de la Réunion, 1996.

[21] « Mireille Vitry, une artiste en état d’urgence », catalogue « Je viens d’ici », exposition ODC- Artothèque de la Réunion, 1996.

[22] « Celui qui écrit avec les yeux », catalogue « Kosa in soz nwar si blan blan si nwar », exposition de Thierry Hoarau, ODC- Artothèque de la Réunion, 1996.

[23] « Territoires intimes », texte du catalogue « Latwal répyésté », Artothèque de la Réunion, 1997.

[24] Préface du catalogue d’Henri Maillot Rosely, « Les baigneuses de Maillot », Artothèque, 1993.

[25] « La poin persone ? », texte du catalogue de Mickaël Elma « Le temps de nous-même. Lo tan nou minm », Artothèque, 1996.

[26] Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque. Exposition « Taillé dans le blanc », sélection d’œuvres de la collection, 1996.

[27] Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque.

[28] Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque.

[29] « Chemins croisés », sélection d’œuvres de la collection, 1996.

[30] « Aboli/pas aboli l’esclavage ? », rencontre internationale de mail-art pour célébrer les 150 ans de l’abolition de l’esclavage, 1998.

[31] « La fenêtre, le paysage », exposition choix d’œuvres dans la collection, 1995. « Pélagie », catalogue « Plurièl-féminin », 1996. Scénographie et texte du catalogue d’exposition « Toubo- tounouvo », 1997. 9+7+4 Artistes de La Réunion, mars 1997 (exposition + livret). Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque.

[32] Aéroports de La Réunion et de Tananarive à Madagascar.

[33] Elles sont au nombre de cinq :

–  « 9+7+4 foto95 », avec les photographes suivants : Albany, Auguste, Bamba, Barthes, Bigot, Bouet, Chadefaux, Douris, Fontaine, Gaubert, Grenier, Hoarau, Kuyten, Lauret, Marin, Pit, Repentin, Savignan, Tricat, Villendeuil (juin-juillet 1995)

–  « Demoun Bannzil », Christian Adam de Villiers (oct. Nov. 1995)

–  « A l’intérieur d’à côté », Pierrot Men et Philippe Gaubert. (sept.oct. 1995)

–  « le passage de l’Espace et du temps », Collectif par III (Karine Chane-Yin, Patrice Fuma Courtis, Emmanuel Gimeno), (janvier-février 1997) 


–  Sélection de photos du fonds d’œuvres, Collectif par Trois, Hervé Douris, Philippe Gaubert, Willy Govin, Jean Marc Grenier, Karl Kugel, Pierrot Men, René Paul Savignan, Gilles Tricat, Hugues Van Melkebeke. « Kritik 97.4 », « Toubo tounouvo », « Bwadéb ène », « Latwal rapyésté », « Déryèr soley 97.4 , « Lo tan nou minm », « Li lé aboli, li lé pa aboli lesklavaz ? »…


[34] Christiane Fauvre-Vaccaro et Jean Arrouye à l’occasion de la sortie du catalogue d’exposition « Kritik 97 4 » ; Lors du colloque « L’ombre africaine », conférence de Grobli Zirignon « Etre peintre, poète, psychanalyste africain à Abidjan aujourd’hui ».

[35] Collection « Farfar Liv Kréol » : « Bayalina », version en créole de « Faims d’enfance » d’Axel Gauvin et « Romans » de J.C. Carpanin Marimoutou.

[36] « Kritik 97.4 », « Toubo tounouvo », « Bwadéb ène », « Latwal rapyésté », « Déryèr soley 97.4, « Lo tan nou minm », « Li lé aboli, li lé pa aboli lesklavaz ? », « 9 +7+4 foto »…

[37] En 1998, le cent-cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage[37] sera l’occasion de réaliser trois expositions sur ce thème qui lui est cher : « Bwadébène » réunissait les œuvres de 17 artistes réunionnais[37], « 50e anniversaire de l’abolition de l’esclavage » proposait une sélection des œuvres du fonds d’oeuvres[37], et « Aboli, pas aboli, l’esclavage », conçue par André Robèr et Julien Blaine, réunissait des propositions de mail-art international.

[38] Cf. P. de Bollivier, « L’art revendicatif et identitaire en situation postcoloniale : le travail de Wilhiam Zitte, plasticien réunionnais », in « L’art à l’épreuve du Lieu », s/d Dominique Berthet, L’Harmattan, 2004. pp. 93- 114.

[39] Titre évocateur de l’élitisme populaire de Marcel Tavé , et désignant également, selon le dictionnaire d’Esthétique d’Etienne Souriau, la catégorie des artistes naïfs.

[40] Jean Bernard Tilum, Marius Sinama , Noël Rene, Lilian Payet , Elie Maillot , Jean Louisin , Claudine De Langlard, Yvonne Josephine, Daisy Jauze, Marc Hoarau, Fetnat, Raymond Fontaine.

[41] Association de trois photographes Bernard,Kugel et Lesaing qui ont effectué un travail de photographie dans le cadre d’une commande publique sur les paysages, les habitats, les histoires de vie dans 3 DSQ (Développement Social des Quartiers) de La Réunion en 1992. Une publication a résulté de cette expérience : « Entre mythologies et pratiques », BKL, éditions de la Martinière, Paris, 1994.

[42] Antoine Du Vignaux, entretien, Jeumon Art Plastique, Saint-Denis, le 28 mai 2001.

[43] Témoignages des 26 et 27 mars 94 puis 25 avril 94

[44] Préface du catalogue d’exposition « Plurièl-Féminin », 1996.

[45] Grobli Zirignon, artiste ivoirien exposé en 1996 (« Ancrages multiples ») et les artistes internationaux de l’exposition de mail-art en 1998 « Aboli, pas aboli l’esclavage ».

[46] Wilhiam Zitte, propos recueillis par P. de Bollivier, le Port, le 22 novembre 1999

[47] Wilhiam Zitte, propos recueillis par Antoine Du Vignaux, décembre 1999. Non publié.

[48] Id.