Artothèque 1991-1998

Inventaire des talents, réalité populaire et arcréologie

L’Artothèque du Département ouvre ses portes en septembre 1991 dans la Villa Mas à Saint-Denis, fleuron de l’architecture créole acquise en 1985 par le Conseil Général. Outil majeur du Plan de développement des arts plastiques de la Collectivité départementale, l’Artothèque de la Réunion a reçu pour mission de « valoriser et promouvoir l’art contemporain, être un lieu de ressources pour le milieu professionnel, permettre la diffusion décentralisée des œuvres d’art, accueillir le public… »[1]. À l’instar des autres artothèques de France, celle de La Réunion propose aux particuliers, collectivités, scolaires, entreprises, créateurs et pédagogues le prêt d’œuvres d’art originales ou multiples, un centre de documentation (comprenant une documentation spécialisée sur l’art contemporain de manière générale et sur les artistes locaux (revue de presse, catalogues…), des rencontres, et des expositions collectives présentées en décentralisation. Située dans le centre historique de Saint-Denis, à proximité du Musée Léon Dierx, l’artothèque est une des « vitrines culturelles » du Conseil Général, créée dans un contexte de fort développement touristique, et porteuse des ambitions de la Collectivité en termes de développement des arts plastiques sur le territoire.

1990 : la mise en place d’un Plan départemental pour les arts plastiques[2].

Dès 1989, Le Conseil Général présidé par Eric Boyer acte dans sa politique culturelle la nécessité de mettre l’accent sur le développement des arts plastiques en tant que secteur prioritaire. Après avoir organisé, avec le concours d’un bureau d’études entre mars et juin 1990, les Assises des arts plastiques réunissant les professionnels du secteur, la collectivité met en place un Plan départemental de développement dans ce domaine, qui sera appliqué sans attendre.

En séance publique des 9 et 10 juillet 1990, la Commission Culturelle du Conseil Général présente ses orientations, réunies dans un rapport désormais connu sous le nom de « rapport 21 ». Le Département se donne pour mission « d’asseoir une véritable politique culturelle en matière d’art contemporain et (…) des arts plastiques en direction d’un large public »[3]. Trois grandes priorités ressortent de ces réflexions : la nécessité de décentraliser les actions, de promouvoir les artistes locaux et d’ouvrir la Réunion sur le monde.

Cette même année, les orientations votées par le Conseil Général en matière de politique culturelle mettent en avant une « volonté d’affirmer le projet culturel réunionnais » comme un « indispensable levier du développement », s’appuyant sur une histoire et une géographie spécifiques. En arts plastiques, ces orientations se traduisent par la rénovation des outils existants (le Musée Léon Dierx, la Bourse Ambroise Vollard), la création de nouveaux outils (le Carrefour des Cultures de l’océan Indien, l’Artothèque, les CES[4] arts plastiques) et une aide significative aux associations et aux communes. La politique du Conseil Général est emblématique d’un désir d’ouverture sur le monde et de développement et valorisation de la création locale.

Dominique Calas-Levassor et Wilhiam Zitte à la direction de l’Artothèque : une politique d’inventaire des talents.

L’Artothèque devient véritablement un des outils majeurs de la politique d’Éric Boyer en faveur des arts plastiques. Dominique Callas-Levassor en est la première directrice. Après une enfance à la Réunion, des études d’histoire de l’art en France hexagonale, elle enseigne les arts plastiques pendant quatre ans avant de s’occuper du muséobus puis d’être l’assistante technique de Suzanne Greffet-Kendig au musée Léon Dierx. Elle travaille ensuite au service culturel du Conseil Général où elle participe à l’organisation des assises de la culture en 1989.

Elle prend ses fonctions avec en tête des questionnements sur le regard exogène/endogène, sur la création contemporaine locale, ses spécificités, sur les normes esthétiques et le goût dominant. Elle part du constat que le regard du Créole sur lui-même et sur sa propre société n’a pas de visibilité, et que le regard exogène est majoritaire : cela va des représentations doudouistes de cases créoles – « à un moment donné, dit-elle, c’est Gauguin sans talent qui vient montrer quelque chose de magnifique de cette île »[5] – à des pratiques d’avant-garde comme celles de Patrick Pion, ou Jean-Luc Igot dans les années 1970 et 1980… Pour elle, « Ce sont des gens qui ont exprimé une idée exotique au sens ethnologique de la société créole. Ça ne posait pas problème, ça posait question. On subissait le regard de l’autre. C’était le regard exogène. C’était pas le regard endogène ».

Dans la droite ligne de la politique du Président Boyer en faveur de l’Homme Réunionnais, Dominique Calas-Levassor met en avant l’urgence « de valoriser l’individu par le collectif et par l’image. C’était l’urgence absolue, dit-elle. Il fallait qu’on « montre », et que les gens se réconcilient avec eux-mêmes. Qu’on arrête de montrer des trucs avec des youkélélés »[6].

Son projet part également du constat anthropologique de la richesse de l’art populaire à La Réunion, complètement ignorée au profit de formes plus modernes, et bien évidemment exogènes : « il y a eu un constat sur la capacité des Créoles à agencer les couleurs, sur les façades… Et le mec quand il fait, il est dans l’action. Il n’est pas dans la théorisation de ce qu’il fait. Mais il n’est pas regardé comme quelqu’un qui a inventé. On lui disait : tu es un pauvre couillon, tu as larjan braguèt[7] ».

La jeune équipe de l’Artothèque s’active, dès la première année, à la constitution d’un fonds documentaire sur les artistes de l’île, comportant un curriculum vitae, des articles de presse, des reproductions d’œuvres et parfois des propos recueillis…. « On a fait un inventaire pendant six mois. On s’est dit si les gens exposent, ils sont dans une démarche professionnelle. On a commencé notre fichier d’artistes comme ça. On a dit aux gens venez. On n’a pas fait de sélection. Les gens qui n’ont pas fait de propositions intéressantes, on les a doucement dissuadés et les autres ne sont pas venus »[8].

L’Artothèque voulait être un lieu qui convoque les regards des Créoles sur eux-mêmes, un endroit où on montre les talents. D’où ce parti-pris d’encourager les artistes à prendre la parole et à assumer leurs discours, sous forme de commissariats par exemple : c’est ainsi que des artistes ont commencé à concevoir des expositions pour l’Artothèque.

Cette préoccupation d’un regard Créole ne devait pas empêcher l’ouverture aux autres artistes : la structure a ouvert sa programmation à tous les créateurs réunionnais sans discrimination d’origine. Elle n’empêchait pas non plus une ouverture au-delà des frontières de l’île, par le biais notamment d’un partenariat avec l’Artothèque du CRDP de Créteil.

Dominique Calas-Levassor constitue sa collection avec, pour commencer, des artistes confirmés, vivant de leur production et occupant à ce moment-là le devant de la scène depuis plusieurs années : Alken, Berlie-Caillat, Buscail, Florian, Giraud, Clain, Barbier, Valencia, Du Vignaux, Zitte. Le noyau dur est donc constitué d’artistes locaux, qui par le biais des achats, étaient ainsi aidés financièrement par le Département. À l’occasion de visites d’ateliers, « la collection s’est enrichie d’oeuvres d’artistes naïfs, de photographes, amateurs, créateurs, et pour certains, ces achats ont donné un nouveau souffle à leur engagement »[9].

Le soutien des artistes à la jeune structure a été décisif. « La majeure partie du fonds était composée de prêts entièrement gratuits ou de dons ; en général pour un achat l’artiste ajoutait 4 à 5 œuvres prêtées pour la location. C’est cet engagement qui a validé le projet ».

Le reste des acquisitions est constitué d’estampes d’artistes reconnus sur le plan national, ainsi que d’artistes présents à l’artothèque de Créteil.

Réalité populaire et acréologie : une vision pluraliste dans le champ émergeant de l’art contemporain à La Réunion

La création de l’Artothèque intervient dans une période de structuration du secteur de l’art contemporain dans l’île.  Rue de Paris, dans le même périmètre, François Cheval, le nouveau conservateur du musée Léon Dierx, prend ses marques avec un projet artistique affichant de grands noms de l’art contemporain international. Marcél Tavé, au FRAC, développe une approche qu’il nomme « Elitisme populaire », en triant sur le volet quelques noms d’artistes réunionnais, qu’il met en dialogue avec des artistes de notoriété internationale.

Face à ces « monstres de l’art contemporain » que sont le Musée Léon Dierx et le FRAC qui se positionnent sur une stratégie nationale et internationale, il faut donner une identité forte à la jeune Artothèque. Si c’est la complémentarité qui opère avec le Musée, c’est dans l’adversité que cette identité va se créer avec le FRAC.

« Il ne s’agissait pas, se rappelle Dominique Calas-Levassor, d’amasser un trésor de bon goût dans la mouvance de la dictature intellectuelle mais d’être un forum de la tolérance et de l’apprentissage du regard »[10]… Le projet était de se démarquer de ce qu’elle nomme « la pensée unique », c’est-à-dire avec une esthétique officielle prônée par le Ministère de la Culture et relayée par des « antennes » en région.

Dans un pays où la parole a toujours été annexée à la langue française, la belle expression, la langue et la culture du maître, dans un pays où la domination est intégrée, ce lieu qui se donnait pour objet la pluralité des discours et des formes réunionnaises était une nécessité. Pour Dominique Calas-Levassor, « le concept de l’Artothèque correspond au désir de sortir de la vénération culturelle pour aller vers un public nouveau avec une prédilection pour la jeune génération… La question de la création contemporaine à La Réunion devait être posée à ce moment-là sans à priori. Il fallait de la profusion, de l’enthousiasme, de la jeunesse, bref, de la vie »[11].

L’Artothèque est véritablement devenue, au cours de ces années de création de l’outil, la maison des artistes de tous bords et de toutes origines. Un lieu incontournable de brassage des idées et de rencontres culturelles, qui a permis de belles synergies entre artistes, universitaires, intellectuels…

Après le départ de Dominique Calas-Levassor en 1994, c’est Wilhiam Zitte qui prend la direction de l’Artothèque. Plasticien, militant pour la reconnaissance de l’identité réunionnaise, Wilhiam Zitte a entrepris un considérable chantier artistique qu’il intitule « arcréologie », en peinture, sculpture, interventions dans le paysage, mais aussi collecte d’objets et d’indices, venant construire ce que Carpanin Marimoutou nomme une « anthropologie plastique de la civilisation créole ». L’artiste s’est donné pour mission de « débroussailler les pistes en friches ou peu explorées de la mémoire marronne »[12] et de participer à l’émergence d’une esthétique réunionnaise, un « bardzour »[13] de l’histoire de l’art qui prendrait ses racines non plus seulement dans la lointaine France et en Occident, mais aussi à l’intérieur de l’île et les territoires du riche foyer de civilisations qu’est l’Océan indien. Une fois en poste à l’Artothèque, il continue à mettre en œuvre son projet « arcréologique » : « Dans les expositions, dans les programmations que j’ai pu mettre en place, mon travail artistique était un petit peu derrière quand-même. C’était assez souvent en rapport avec mes préoccupations soit plastiques, soit identitaires, soit esthétiques et ça a été très large »[14].

Wilhiam Zitte lutte contre ce qu’il appelle les « limites de qualité » imposées par le FRAC et le Musée, en intégrant à sa politique d’acquisition et d’expositions des artistes considérés comme mineurs et, ce qui a suscité étonnement et incompréhension, en réalisant des expositions montrant côte à côte des œuvres d’artistes contemporains et des œuvres de la figuration traditionnelle ou des objets habituellement considérés comme des pratiques populaires et de l’artisanat. En élargissant les frontières de l’art établi, en brouillant les catégories esthétiques, Wilhiam Zitte interroge la validité de la notion d’« art contemporain » et pose la question de la spécificité d’un art réunionnais dont il participe à la gestation[15].

La politique d’acquisitions de Wilhiam Zitte « prend en compte la spécificité créole, l’ouverture aux expressions plastiques de la zone, et la spécificité de l’Artothèque qui a pour vocation de diffuser l’art par les multiples »[16]

Sa politique d’expositions donne la priorité absolue à l’interrogation sur les spécificités de la création plastique réunionnaise. Il s’agit d’une part de découvrir, diffuser et promouvoir les artistes créoles de l’île et de la diaspora, et de les ancrer dans l’histoire de l’art qui s’écrit dans l’île et non à l’extérieur de l’île, par le biais notamment des textes de catalogue écrits par des critiques, universitaires, littéraires…

Les grands axes de sa politique d’exposition sont les suivants :

– Promouvoir les artistes de la diaspora : sous l’intitulé général de « 2 OR*97-4 », Wilhiam Zitte propose de montrer le travail d’artistes réunionnais vivant en France. Seront présentés Mireille Vitry, André Robèr, Mickaël Elma, Collectif par III, Marie-Ange Damour et Gérard Villain, Claude Couteau. « Le panel étant large, il a fallu faire des sélections, c’était pas le salon des artistes d’outre-mer, hein. Et quand je suis allé voir ce que proposaient les artistes réunionnais à Paris, dans ce salon, j’ai découvert des artistes réunionnais que je ne connaissais pas, ou qui se disaient réunionnais alors qu’ils avaient quitté l’île depuis 15 ans. Est-ce qu’il fallait les faire revenir ? »[17] .

– Confronter les œuvres locales au regard des critiques et historiens d’art. « Kritik 97-4 » est l’intitulé d’une série de trois expositions sur le principe d’une sélection d’œuvres d’artistes réunionnais par un critique d’art. Le premier volet a convoqué le regard de Jean Arrouye (sémiologue, membre de l’AICA) sur les œuvres de Séraphine, Giraud, du Vignaux, Mayo, Cheyrol, Clain, Maillot-Rosely, Zitte, Beng-Thi. Les deux autres volets n’ont pas été réalisés. Par ailleurs, des universitaires, écrivains, poètes sont invités à écrire des textes pour les catalogues et parfois à faire des propositions d’exposition à partir du fonds d’oeuvres : Carpanin Marimoutou[18], Daniel Roland-Roche[19], Jean Arrouye[20], Alain Lorraine[21], Patrice Treuthardt[22], Pierre-Louis Rivière[23], Mario Serviable[24], Daniel Honoré[25], Sybille Chazot[26], Colette Pounia[27], Catherine Damour[28], Laurent Segelstein[29], André Robèr et Julien Blaine[30], Patricia de Bollivier[31].

– Favoriser la coopération avec les îles de l’Océan indien. En 1996, il monte l’opération « À l’intérieur d’à côté », qui consiste à confronter les regards de deux photographes (un de La Réunion, un d’une île de l’Océan Indien) sur leurs territoires respectifs… « La distance est moins grande de Roland Garros à Roissy que de Gillot à Ivato[32] » écrit Wilhiam Zitte : les transports aériens ont réduit la distance entre La Réunion et la France mais pas entre la Réunion et Madagascar… Les photographes choisis par Wilhiam Zitte sont Philippe Gaubert et Pierrot Men, photographe malgache, Grand Prix Leica 95, qui ont produit une soixantaine de photographies de La Réunion et de Madagascar réunies dans un catalogue avec un texte de Jean Arrouye. L’opération sera réitérée après le départ de Wilhiam Zitte de l’Artothèque, avec d’autres photographes.

Enfin, Wilhiam Zitte a accordé une attention particulière aux expositions de photographies[33].

Dans la continuité de la politique de Dominique Calas-Levassor, Wilhiam Zitte ouvre l’Artothèque aux débats culturels et littéraires, à l’occasion des rencontres « Afrique-Océan indien-Réunion », des conférences[34] ou de présentations de publications littéraires[35].

Les titres et sous-titres d’exposition en créole sont récurrents[36] ainsi que certains textes (majoritairement des poésies).

Les interrogations sur la spécificité de la création réunionnaise sont au cœur de sa politique. Qu’il s’agisse de la quête identitaire, focalisée sur l’image du Noir notamment, qu’il s’agisse de la mémoire douloureuse de l’esclavage[37], de la défense de la langue créole, de l’ouverture sur le foyer civilisationnel de l’Océan indien, de la volonté d’ancrer l’histoire de l’art réunionnais dans son contexte social, la politique artistique de Wilhiam Zitte est en correspondance avec ses réflexions et son travail de plasticien militant.

Des jalons pour une histoire de l’art « située »…

Déjà, à l’époque de Dominique Calas-Levassor, Wilhiam Zitte avait commencé, dans des commissariats d’expositions, à poser les fondements de ce qui serait une théorie et une histoire de l’art à La Réunion, en abordant les questions de la frontière de l’art et des critères esthétiques[38]. En 1992, avec « Artistes de la réalité populaire »[39], il présente 12 artistes peintres (dont un sculpteur)[40] d’influence traditionnelle française. Sont montrées des scènes de genre, natures mortes, paysages, portraits… ayant toutes un rapport avec La Réunion, dans un style naïf ou académique. On y retrouve tous les thèmes classiques de la peinture traditionnelle locale : flamboyants, cases créoles, scènes de pêche … Sont exposés côte à côte des œuvres d’artistes amateur et d’artistes confirmés comme Noël René : William Zitte abolit les hiérarchies entre les artistes.

Pour fonder une histoire de l’art créole, il cherche des filiations à l’intérieur même de l’île, du côté des militants de la cause identitaire. Et c’est du premier livre sur la peinture à La Réunion paru en 1979, qu’il s’inspire pour écrire l’introduction du catalogue des Artistes de la réalité populaire (catalogue présenté sous forme de calendrier, allusion aux images surannées des calendriers des Postes). Il cite un extrait d’un texte de Jean-François Sam-Long qui présente la situation de la création picturale à la Réunion dans les années 70, et où l’on retrouve la préoccupation d’une spécificité d’un art réunionnais. Cette spécificité s’appuie sur une liste de thèmes que l’on peut retrouver dans la Créolie, mouvement poétique des années 70 : le soleil, la lumière de l’île, ses paysages de ciel et de mer à tons changeants, de plaines et de plages, de côtes déchiquetées et tapageuses. Ainsi que le thème de la mémoire, des racines, du folklore, de l’artisanat et du peuple, « d’une sensibilité et une émotion purement créoles ». L’exposition est donc située dans la continuité de ce premier livre d’histoire de l’art à La Réunion. Une histoire qui s’écrit dans l’île et non à l’extérieur de l’île. Une histoire qu’il estime à ses débuts : « Bardzour de l’art » est le sous-titre de l’exposition.

Pour Zitte, la tension du rapport au modèle est au centre des interrogations sur l’art à La Réunion. Dans cette introduction est posée la question des regards différents qui peuvent se croiser sur les objets exposés : « Art pur OU (sic) énièmes avatars de la légitimité et de l’intégration… Expression originale OU sous-produit culturel… Précurseurs réinventeurs OU répétiteurs plagiaires de modèles européens, africains, asiatiques… etc… ». Soit on considère que la Réunion a une histoire autonome, dans ce cas, ces oeuvres sont vues comme une expression originale et leurs artistes comme des « précurseurs-réinventeurs ». Soit on les situe à la suite d’une histoire de l’art occidentale, et ces artistes deviennent répétiteurs plagiaires de modèles existants.

L’exposition Nouveaux Mondes, également réalisée avant le départ de Dominique Calas-Levassor, en 1993, par Antoine Du Vignaux et Wilhiam Zitte, proposait des regards d’artistes et d’intellectuels sur le « sacré domestique », les intérieurs des cases créoles, l’architecture et l’art populaire. Dans la lignée du travail de « BKL pour la photographie »[41], ils posent la question des choix esthétiques que font les gens dans leur quotidien et de ce que les artistes peuvent en faire. « Nouveaux Mondes était une exposition en réponse aux prises de position du FRAC et du MLD, qui avaient choisi de travailler seulement avec 5-6 artistes considérés comme les meilleurs. On voulait montrer qu’on peut faire un travail « contemporain » en exposant côte à côte de la peinture naïve, des installations, de la peinture abstraite, des nouvelles technologies, des performances…»[42]. C’était un questionnement sur les jugements de valeurs, les critères utilisés par les institutions et sur la validité de la notion d’« art contemporain ». Cette exposition participait d’une volonté de donner au Réunionnais la possibilité de poser sur lui-même et sur son monde de vie un regard un peu plus positif, moins chargé de honte et de relativiser son « infériorité » ainsi que la « supériorité » de l’autre, métropolitain.

Avec l’exposition Pilons et Kalous, en 1994, William Zitte poussait la logique à l’extrême en exposant peintures, sculptures, installations, photographies avec des pilons encore fonctionnels ou de collection. L’exposition a suscité bataille dans la presse. D’un côté, dans un article intitulé « Vessies et lanternes », la stupéfaction du critique d’art Laurent Ségelstein de voir artisanat et oeuvres d’art exposées ensemble. En réaction, dans un article intitulé « Quelle(s) critique(s) pour accompagner l’essor des artistes réunionnais ? », Pascale David met en question les critères de jugement esthétique : « d’où viennent les critères ? », « Et qui va poser les limites de l’art recevable ? »[43].

Sur la question de l’art réunionnais, Wilhiam Zitte avance progressivement vers la prise en compte de l’ensemble des créateurs, qu’ils soient natifs ou non natifs : « L’île se constitue d’apports éphémères transitoires » écrit-il en 1996, en parlant des artistes de passage dans l’île ainsi que « de définitives ou provisoires ruptures géographiques, climatiques, affectives »[44] . Sont artistes réunionnais ceux qui « inscrivent leur vie et non seulement leurs œuvres dans l’espace Réunion », soit les artistes qui y vivent et travaillent. À quelques exceptions près[45], tous les artistes exposés par Wilhiam Zitte sont des artistes de l’île, avec une forte majorité de Créoles vivant dans l’île ou appartenant à la diaspora, et des artistes de la Région Océan Indien.

Au cœur de sa réflexion : le rapport aux modèles, et surtout, le rapport au modèle central. « Mon travail, dit-il, c’est de casser cette domination occidentale. Je ne suis pas en conflit avec ma culture européenne, simplement, elle me « broute la tête », parce que c’est elle qui est la plus communément admise et où les gens aiment bien se retrouver. Quand je parle d’une influence éthiopienne, ou bien indienne, ou bien orthodoxe russe concernant les icônes…, il faut un effort de la part de mes interlocuteurs, alors que moi je suis très à l’aise avec ça. Je constate qu’on considère l’art égyptien comme l’art occidental et non pas africain. Parce que le Malbar a le nez fin, les cheveux lisses, il est plus beau que le Cafre aux grosses lèvres. Je vais à l’encontre de cette esthétique générale »[46].

Il existait une sorte de rivalité, de bonne guerre, mais tenace entre d’un côté les tenants des critères esthétiques officiels français, le FRAC et le MLD, qui exposaient les artistes qu’ils jugeaient les meilleurs, et à qui Wilhiam Zitte reprochait leur politique élitiste. De l’autre côté, une esthétique qui allait s’affirmant comme une esthétique officielle créole, défendue par l’Artothèque qui exposait tout ce qui se faisait de « contemporain » au sens chronologique du terme, avec une préoccupation identitaire créoliste forte et une ligne commémoratrice sur les thèmes de l’esclavage et du colonialisme.

W. Zitte remet en question la hiérarchie des cultures et l’évidence établie de la supériorité de l’échelon international sur le local et lutte pour la mise en place d’un nouveau regard. « Dans la situation réunionnaise que je ressens moi, au lieu de dire qu’on n’est pas au niveau, qu’il faut se forcer pour atteindre un niveau international, européen etc… peut-être préparer, mettre en place des éléments qui permettent de définir ce qui se fait à La Réunion. Et puis peut-être pouvoir écrire une histoire de l’art et aller chercher, chez des particuliers, par exemple, les sources de cette histoire de l’art »[47].

Il est un des artistes qui incarnent le plus toutes les contradictions du milieu de l’art créole. Autodidacte curieux, en dissidence avec la culture occidentale mais nourri dans les encyclopédies, habité par la nécessité de faire vivre tout un pan de lui-même et de sa société laissé dans l’ombre, artiste en rupture avec le système et en quête de reconnaissance… Il a porté à sa manière la nécessité absolue de faire émerger un regard endogène et de lui donner une existence, la nécessité de construire une autonomie de pensée et d’être, la nécessité de rompre avec la culture de l’importation, le refus de l’impérialisme… Nécessités souvent exprimées de manière forte en réaction face à la « radicalité » des positionnements officiels du jeune secteur de l’art contemporain, générant des débats qui ont eu du mal à s’extraire de la confrontation dominant/dominé, réduisant souvent la problématique réunionnaise à une opposition stérile entre l’exogène et l’endogène, le local et l’universel, la périphérie et le centre, le colonisé et le colonisateur.

Si l’Artothèque a été, lors des premières années de sa création, vécue comme la maison de tous les artistes, sans exclusive, sous le mandat de Wilhiam Zitte, la structure est peu à peu désertée par certains artistes qui ne se reconnaissent pas dans son discours qu’ils jugeaient trop radical en faveur de la créolité.

En 1998, Wilhiam Zitte quitte son poste à l’Artothèque et devient conseiller arts plastiques pour le rectorat de la Réunion, portant le souhait qu’un chantier similaire puisse être fait par l’Education Nationale : « Il y a ce travail de recensement, faire passer des œuvres locales au même titre que l’histoire de l’art des programmes officiels. Peut-être justement adapter ces programmes aux réalités locales, à ce qui s’est fait ici[48] ».

Patricia de Bollivier


[1] Rapport d’activité du Conseil Général, 1991, p. 281. Cf, pour l’ensemble des notes : « Art contemporain réunionnais, art contemporain à La Réunion : construction locale de l’identité et universalisme en art en situation postcoloniale », P. de Bollivier, thèse de doctorat sous la direction de Jacques Leenhardt, EHESS, 2005.

[3] Note au sujet du contenu de la mission 1991 de l’Artothèque de Créteil, Paul Mazaka et Maryse Bardet- Maugars, le 20 août 1991.

[4] Contrat Emploi Solidarité

[5] Dominique Callas-Levassor, entretien, Chartres, le 21 mai 2003.

[6] Id.

[7] Larjan braguèt : l’argent des allocations familiales.

[8] Dominique Calas-Levassor, entretien, id.

[9] Dominique Calas-Levassor, entretien, id.


[10] Dominique Callas-Levassor, propos recueillis par Alain Gili, in « Vois ! » n°13, La Réunion, 1999.

[11] id.

[12] In « Kaf an tol », catalogue d’exposition, Ozima, ODC, 1994

[13] Bardzour : terme créole qui veut dire aube.

[14] Wilhiam Zitte, propos recueillis par Antoine Du Vignaux, décembre 1999. Non publié.

[15] cf. P. de Bollivier , « L’art revendicatif et identitaire en situation post-coloniale, le travail de Wilhiam Zitte , plasticien réunionnais », in « L’art à l’épreuve du lieu », s/d Dominique Berthet, actes du colloque « Marges et périphéries », CEREAP, Martinique (novembre 2001), L’Harmattan, décembre 2004.

[16] Wilhiam Zitte, programmation 1996. Document d’archives, Artothèque.

[17] Wilhiam Zitte, propos recueillis par Antoine du Vignaux, 1999.

[18] « Cela qui manque », catalogue de l’exposition éponyme d’André Robèr, Artothèque de la Réunion 1996.« (re/dé) centrer le regard par période de grands froids », catalogue de l’exposition « Le temps de nous-même », Artothèque de la Réunion, 1996. « Mail-Art, l’abolition », catalogue de l’exposition « Aboli/pas aboli l’esclavage ? », Artothèque de la Réunion, 1998.

[19] « Sylvie Chevalier », catalogue « Plurièl-féminin », Artothèque de la Réunion, 1996.

[20] « Les gens de bonne compagnie », catalogue « A l’intérieur d’à côté », Artothèque de la Réunion, 1996.

[21] « Mireille Vitry, une artiste en état d’urgence », catalogue « Je viens d’ici », exposition ODC- Artothèque de la Réunion, 1996.

[22] « Celui qui écrit avec les yeux », catalogue « Kosa in soz nwar si blan blan si nwar », exposition de Thierry Hoarau, ODC- Artothèque de la Réunion, 1996.

[23] « Territoires intimes », texte du catalogue « Latwal répyésté », Artothèque de la Réunion, 1997.

[24] Préface du catalogue d’Henri Maillot Rosely, « Les baigneuses de Maillot », Artothèque, 1993.

[25] « La poin persone ? », texte du catalogue de Mickaël Elma « Le temps de nous-même. Lo tan nou minm », Artothèque, 1996.

[26] Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque. Exposition « Taillé dans le blanc », sélection d’œuvres de la collection, 1996.

[27] Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque.

[28] Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque.

[29] « Chemins croisés », sélection d’œuvres de la collection, 1996.

[30] « Aboli/pas aboli l’esclavage ? », rencontre internationale de mail-art pour célébrer les 150 ans de l’abolition de l’esclavage, 1998.

[31] « La fenêtre, le paysage », exposition choix d’œuvres dans la collection, 1995. « Pélagie », catalogue « Plurièl-féminin », 1996. Scénographie et texte du catalogue d’exposition « Toubo- tounouvo », 1997. 9+7+4 Artistes de La Réunion, mars 1997 (exposition + livret). Textes dans le catalogue de la collection de l’Artothèque.

[32] Aéroports de La Réunion et de Tananarive à Madagascar.

[33] Elles sont au nombre de cinq :

–  « 9+7+4 foto95 », avec les photographes suivants : Albany, Auguste, Bamba, Barthes, Bigot, Bouet, Chadefaux, Douris, Fontaine, Gaubert, Grenier, Hoarau, Kuyten, Lauret, Marin, Pit, Repentin, Savignan, Tricat, Villendeuil (juin-juillet 1995)

–  « Demoun Bannzil », Christian Adam de Villiers (oct. Nov. 1995)

–  « A l’intérieur d’à côté », Pierrot Men et Philippe Gaubert. (sept.oct. 1995)

–  « le passage de l’Espace et du temps », Collectif par III (Karine Chane-Yin, Patrice Fuma Courtis, Emmanuel Gimeno), (janvier-février 1997) 


–  Sélection de photos du fonds d’œuvres, Collectif par Trois, Hervé Douris, Philippe Gaubert, Willy Govin, Jean Marc Grenier, Karl Kugel, Pierrot Men, René Paul Savignan, Gilles Tricat, Hugues Van Melkebeke. « Kritik 97.4 », « Toubo tounouvo », « Bwadéb ène », « Latwal rapyésté », « Déryèr soley 97.4 , « Lo tan nou minm », « Li lé aboli, li lé pa aboli lesklavaz ? »…


[34] Christiane Fauvre-Vaccaro et Jean Arrouye à l’occasion de la sortie du catalogue d’exposition « Kritik 97 4 » ; Lors du colloque « L’ombre africaine », conférence de Grobli Zirignon « Etre peintre, poète, psychanalyste africain à Abidjan aujourd’hui ».

[35] Collection « Farfar Liv Kréol » : « Bayalina », version en créole de « Faims d’enfance » d’Axel Gauvin et « Romans » de J.C. Carpanin Marimoutou.

[36] « Kritik 97.4 », « Toubo tounouvo », « Bwadéb ène », « Latwal rapyésté », « Déryèr soley 97.4, « Lo tan nou minm », « Li lé aboli, li lé pa aboli lesklavaz ? », « 9 +7+4 foto »…

[37] En 1998, le cent-cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage[37] sera l’occasion de réaliser trois expositions sur ce thème qui lui est cher : « Bwadébène » réunissait les œuvres de 17 artistes réunionnais[37], « 50e anniversaire de l’abolition de l’esclavage » proposait une sélection des œuvres du fonds d’oeuvres[37], et « Aboli, pas aboli, l’esclavage », conçue par André Robèr et Julien Blaine, réunissait des propositions de mail-art international.

[38] Cf. P. de Bollivier, « L’art revendicatif et identitaire en situation postcoloniale : le travail de Wilhiam Zitte, plasticien réunionnais », in « L’art à l’épreuve du Lieu », s/d Dominique Berthet, L’Harmattan, 2004. pp. 93- 114.

[39] Titre évocateur de l’élitisme populaire de Marcel Tavé , et désignant également, selon le dictionnaire d’Esthétique d’Etienne Souriau, la catégorie des artistes naïfs.

[40] Jean Bernard Tilum, Marius Sinama , Noël Rene, Lilian Payet , Elie Maillot , Jean Louisin , Claudine De Langlard, Yvonne Josephine, Daisy Jauze, Marc Hoarau, Fetnat, Raymond Fontaine.

[41] Association de trois photographes Bernard,Kugel et Lesaing qui ont effectué un travail de photographie dans le cadre d’une commande publique sur les paysages, les habitats, les histoires de vie dans 3 DSQ (Développement Social des Quartiers) de La Réunion en 1992. Une publication a résulté de cette expérience : « Entre mythologies et pratiques », BKL, éditions de la Martinière, Paris, 1994.

[42] Antoine Du Vignaux, entretien, Jeumon Art Plastique, Saint-Denis, le 28 mai 2001.

[43] Témoignages des 26 et 27 mars 94 puis 25 avril 94

[44] Préface du catalogue d’exposition « Plurièl-Féminin », 1996.

[45] Grobli Zirignon, artiste ivoirien exposé en 1996 (« Ancrages multiples ») et les artistes internationaux de l’exposition de mail-art en 1998 « Aboli, pas aboli l’esclavage ».

[46] Wilhiam Zitte, propos recueillis par P. de Bollivier, le Port, le 22 novembre 1999

[47] Wilhiam Zitte, propos recueillis par Antoine Du Vignaux, décembre 1999. Non publié.

[48] Id.

Mark TOBEY

11 décembre 1890, Centerville, Wisconsin – 24 avril 1976, Bâle, Suisse.

Mark Tobey appartient à une famille d’origine anglaise qui émigre aux Etats-Unis et se fixe aux environs de Chicago. Durant son enfance passée dans le Middle West américain au bord de l’Upper Mississippi River, Mark Tobey, né d’un père charpentier et d’une mère couturière, se passionne pour les sciences naturelles, la littérature et la représentation graphique de la nature.

Il s’inscrit en 1908 aux cours du soir de l’Art Institute1 of Chicago tout en suivant une formation en arts appliqués, ce qui lui permet de gagner sa vie. Il s’installe à New York en 1911, réalise des dessins de mode pour l’illustration commerciale, des caricatures pour la presse jusqu’à la fin de la première guerre mondiale.

En 1913, Mark Tobey visite la désormais célèbre exposition d’art moderne de l’Armory Show2, où il découvre Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp œuvre aujourd’hui considérée comme fondatrice de l’avant garde. Mark Tobey l’interprète très justement comme une leçon de désintégration dynamique des formes.

En 1918, il débute son apprentissage de la calligraphie chinoise et se convertit au Bahaïsme3 suite à sa rencontre avec la portraitiste américaine Juliet Thompson4. Fervent admirateur de cette philosophie, sa peinture tente alors de réaliser une synthèse entre respect des traditions culturelles de l’Occident et attrait de la mystique extrême-orientale.

Le bahaïsme enseigne une approche mystique de la nature grâce à une vision de l’unité du monde. Sa conversion influencera les recherches du peintre et lui fera renoncer à la société de consommation new-yorkaise. Il s’installe alors sur la côte Pacifique, étudie la philosophie et la cosmogonie : J’humais l’Orient qu’apportaient les marées.

A partir de 1922 Mark Tobey est nommé professeur de dessin à la Cornish College of the Arts5 de Seattle.

Parmi l’importante communauté chinoise de la côte ouest américaine il fait la connaissance de Teng Kwei, étudiant qui l’initie aux techniques de la peinture chinoise et à la philosophie extrême-orientale. Cette rencontre sera décisive sur le plan artistique et intellectuel pour la suite de sa carrière.

L’artiste développe alors un intérêt accru pour la culture persane et s’intéresse à la calligraphie perse, voyage d’abord en Europe, visite Paris en 1925 puis découvre la plupart des pays du Moyen Orient jusqu’en Extrême-Orient. A Shangaï il perfectionne son étude de la calligraphie et du lavis.

Dès les années 1930, alors que son travail s’éloigne de la figuration, il bénéficie d’une reconnaissance au sein du milieu artistique new-yorkais en participant notamment à l’exposition collective Painting and Sculpture by Living Americans6 organisée par le Museum of Modern Art en 1930. En préface du catalogue le directeur du MoMA, Alfred H. Barr Jr., note que cette génération de peintres « sont des adeptes de l’impressionnisme »7. Dès cette époque le travail de Mark Tobey sera régulièrement présenté au MoMA8 de NYC.

En 1931 Mark Tobey, artiste-résident au Dartington Hall9, s’installe en Angleterre dans le Devonshire. Toutefois, durant cette même période, le peintre continuera d’effectuer plusieurs voyages en Chine. Il se rend également au Japon et apprend la calligraphie nippone en séjournant au monastère Zen de Kyoto en 1934.

En 1939 Mark Tobey rencontre le linguiste américain d’origine suédoise Pehr Hallsten, qui deviendra son compagnon.

Après la seconde guerre mondiale, Mark Tobey s’intéresse à la civilisation des Amérindiens. Au cours des années 1950 il voyage en Europe et attire l’attention du peintre Georges Mathieu dès 1952.

C’est sur ce continent qu’il obtient une véritable reconnaissance internationale après sa participation à l’exposition 50 Ans d’Art aux Etats-Unis: Collections du Museum of Modern Art New York, au musée d’art moderne de Paris à l’automne 195510. Exposition reprise sous le titre Modern Art in the United States11 à la Tate Gallery Londres en 1956. Les œuvres de Willem de Kooning, Arshile Gorky, Franz Kline, Robert Motherwell, Clyfford Still et Mark Tobey regroupées dans une même salle révèlent l’expressionnisme américain en Europe.

La même année, la galerie Jeanne Bucher 12 à Paris lui offre sa première exposition personnelle européenne. En 1958, lors de sa participation à la biennale de Venise13 Mark Tobey obtient le Grand Prix.

En 1961, il bénéficie d’une importante exposition rétrospective au musée des arts décoratifs à Paris.

Durant ses nombreux déplacements, Mark Tobey se concentre sur le dessin modeste qui apparaît comme le médium idéal durant cette période de renouveau. C’est dans ce contexte spirituel et de vagabondage que le peintre se forge un nouveau langage visuel.

Avec Clifford Still 14et Mark Rothko15, Mark Tobey est considéré surtout à la suite d’articles du critique d’art français Michel Tapié16, comme l’un des créateurs de cette école du Pacifique. Ces trois artistes sont influencés par les éléments de civilisation extrême-orientale très présents sur la côte ouest des Etats-Unis, où s’affirme dans les années 1950 une forte implantation de chinois et de japonais et des collections de musées orientées vers les arts des pays de l’océan Pacifique.

Mark Tobey est souvent associé à l’Action Painting17 et au mouvement de l’expressionnisme abstrait de la côte Est défendu par Clement Greenberg. Le critique d’art américain écrit en 1944 que l’art de Tobey est un des premiers apports originaux de l’art américain18.

Toutefois Mark Tobey reste relativement isolé de cette scène new-yorkaise jusqu’en 1962 où le Musée d’Art Moderne de New York lui organise une rétrospective. A cette occasion William Seitz, conservateur du musée écrit que Tobey « a fait de la ligne le symbole de l’illumination spirituelle, de la communication et de la migration humaines, de la forme et du processus naturels ainsi que du mouvement entre des niveaux de conscience ». Il situe ainsi les recherches spirituelles et esthétiques de l’artiste sur le même plan.

Comme le note très justement Cécile Debray : L’artiste discret (…) , surnommé le « sage de Seattle », est entouré insensiblement et progressivement d’une aura d’exception, celle d’un fondateur de la modernité, d’un artiste mystique mais aussi d’un penseur de l’abstraction dont les œuvres sont rares, intimes, denses et profondes.19

Sur la sollicitation du galeriste suisse Ernst Beyeler, Mark Tobey s’installe définitivement à Bâle en 1970 partageant son temps entre la musique et la peinture jusqu’à sa disparition à l’âge de 86 ans.

Ses œuvres sont présentes dans de nombreuses institutions internationales prestigieuses : Centre Pompidou MNAM (Paris)

Fondation Beyeler (Bâle) Kunstmuseum (Bâle) Guggenheim (New York)

Metropolitan Museum of Art (New York) Museum of Modern Art (New-York)

Art Institute of Chicago Whitney Museum (New York) Tate Gallery (Londres).

Renaissance of a flower, 1975, lithographie sur papier japon, 38,5 x 26 cm, édition 14/25, signée en bas à droite, inv 1992.15.01 artothèque de La Réunion

Mark Tobey Renaissance of a flower, 1975.

La démarche picturale de Mark Tobey s’installe à partir de 1959 : il développe un système caractéristique constitué d’un fourmillement de signes « mes traces abandonnent, du moins en apparence, tout contenu pour se livrer entièrement à l’ivresse de se satisfaire d’elles-mêmes, de leur propre jeu graphique ».

Il décrit ses peintures comme une sorte de contemplation autonome. Son immédiateté imite en quelque sorte l’apparence du langage. Partant de la calligraphie traditionnelle, Mark Tobey invente une sorte de gribouillage, de mouvement, de rythme d’où surgissent des formes semblables à un graffiti.

Des entrelacs, toujours de petites dimensions, couvrent tout le format de l’oeuvre à la recherche d’un équilibre entre subtilité et spiritualité.

La lithographie en couleur sur papier Japon acquise par l’Artothèque s’inscrit dans cette démarche si caractéristique développée par Marc Tobey: l’utilisation quasi exclusive de petits formats sur papier aux couleurs amoindries.

Une écriture totalement abstraite, en plumes entrecroisées, en lignes enchevêtrées à dominantes de blancs, envahissant toute la surface de la page, fondant une des origines de ce qu’on appellera « all-over20 ».

Ce geste de recouvrement de bandes vibrantes de lignes, d’une infinité de signes crée une réelle profondeur. Cette oeuvre, souvent qualifiée d’abstraite, manifeste un évident besoin d’expression intérieure et conduit le spectateur dans un dialogue entre le visible et son invisible.

Renaissance of a flower est composée d’une écriture extrêmement comprimée de corps embryonnaires sans aucune hiérarchie dans la répartition de la couleur sur le papier.

Mark Tobey recherche dans cette accumulation monochrome d’entrelacs et de mailles plus ou moins compactes un relief par la seule vibration du blanc sur un fond ocre et la dispersion d’ombres bleutées.

Ces graphismes resserrés fragmentent cette masse rectangulaire verticale écrasant la forme et inventant, suivant les propres mots de Mark Tobey, une white writing. L’écriture blanche de Tobey est lumineuse, elle est métaphysique et elle est aussi élégiaque21.

En se plongant dans la contemplation, le spectateur découvre une série de signes infiniment petits qui ont chacun leur propre rythme révélé par l’intuition de l’artiste. Comme les brins d’herbe d’une pelouse, infimes parties d’un ensemble, les signes peints par Mark Tobey forment certes une seule composition mais possèdent leur propre vie avec une immense autonomie.

Renaissance of a flower peut donc être assimilé à un champ sensible agité de mille vibrations par un léger vent d’alizé où la nature prolifère en toute liberté. Renaissance of a flower nous ouvre à la contemplation de cet espace extérieur pour partir à la découverte de notre espace intérieur.

Mark Tobey écrit en février 1955 ces quelques phrases qui résument parfaitement sa quête d’absolu et inonde ses créations : « Sur les pavés des rues et sur les écorces des arbres, j’ai découvert des univers entiers. Je suis très peu au fait de ce que l’on appelle généralement « abstrait ».

L’abstraction pure serait pour moi une peinture dans laquelle on ne trouverait aucune affinité avec la vie, une chose pour moi impossible. J’ai cherché un monde « un » dans mes peintures mais pour le réaliser j’ai utilisé comme une masse tourbillonnante. Je n’assume aucune position définie. Peut-être que ceci explique la remarque faite par quelqu’un qui regardait une de mes peintures : Où est le centre ? »22

Cette recherche d’absolu empreinte de spiritualité et de délicatesse à l’écart des tourbillons de l’avant-garde et de ces mouvements éphémères l’a maintenu éloigné de l’histoire de l’art moderne où pourtant son influence a été déterminante. Face à nos angoisses systémiques et à nos crises écologiques l’oeuvre de Mark Tobey est encore aujourd’hui une réponse fascinante.

Yves-Michel Bernard, mars 2021


1 School of the Art Institute of Chicago est ouverte dès la fondation du musée en 1879.

2 C’est à l’ancienne salle d’armes du 69° régiment de l’infanterie des Etats-Unis à New-York que la plus célèbre exposition de peinture du XXème siècle doit son nom. Elle ouvre le 17 février 1913 au bout de quelques jours la toile de Marcel Duchamp provoque un scandale énorme et l’affut de plus de 300.000 visiteurs.

3 Religion monothéiste fondée au XIXème siècle, du surnom de son initiateur Abd-al-Bahā. Les membres de la Foi baha’ie réunis en Assemblées spirituelles prônent l’unité spirituelle de l’humanité et la paix mondiale généralisée et durable.

4 Juliet Thompson (1873–1956) peintre américaine, disciple de Abdu’l-Bahá.

5 Fondée en 1914 Cornish College of the Arts de Seattle est surtout renommé pour son apprentissage de la musique suivant les principes de la méthode Montessori le danseur Merce Cunningham y effectuera ses premiers apprentissages en 1937.

6 Painting and Sculpture by Living Americans, 2 décembre 1930 20 janvier 1931, Mark Tobey expose trois peintures : American Lanscape, 1928, portrait of a poet, 1928 et Victory, 1928.

7 Painters are included who are followers of the Impressionists, p5 du catalogue

8 Entre 1930 et 2021 les peintures de Mark Tobey seront présentées au cours de 37 expositions organisées par le MoMA. Mark Tobey bénéficiera de deux rétrospectives au MoMA en 1962 et en 1976.

9 D’inspiration cistercienne cette institution privée qui accueille en grande majorité des musiciens, alterne l’apprentissage de l’agronomie avec les cours de poésie et de dessin.

10 Cette exposition, financée par le MoMA et les services culturels de l’ambassade des Etats-Unis, affirme définitivement l’hégémonie de l’art américain sur l’école de Paris d’un point de vue esthétique et commercial.

11 Modern Art in the United States: A Selection from the Collections of the Museum of Modern Art New York ouvre à Londres le 5 janvier 1956 : « for some time we have been making the point that London is anxious to see contemporary American work, and it appears that our representations are beginning to bear fruit. » McCray, chef du Conseil international du MoMA

12 Depuis les années 1950 la galerie Jeanne Bucher expose régulièrement son oeuvre. Dernière en date TOBEY or not to be ? du 16 octobre 2020 au 27 février 2021

13 Mark Tobey est le premier artiste américain à obtenir le Grand prix de la biennale au XXème siècle. A Venise en 2017 importante rétrospective Mark Tobey : Threading Light (Commissaire Debra Bricker Balken) à la Collection Peggy Guggenheim, palais Venier dei Leoni

14 Clifford Still (1904-1980) peintre américain membre fondateur de l’expressionnisme abstrait américain

15 Mark Rothko (1903-1970) peintre américain d’origine russe liant abstraction et spiritualité

16 Michel Tapié (1909-1987) critique d’art français.

17 l’Action Painting est l’une des principales tendances de l’expressionnisme abstrait américain

18 Préface du catalogue de l’exposition à la Willard Gallery de New-York en 1944

19 Mark Tobey. Tobey or not to be ? Hors série Connaissance, Gallimard, Paris, 2020.

20 All Over est une technique qui utilise toute la toile, tout le format, n’a pas de centre, ne fait pas de hiérarchie entre le fond et la forme.

21 Deborah Bricker Balkan, commissaire de l’exposition Mark Tobey in catalogue coll. Peggy Guggenheim, 2017.

22 In Mark Tobey. Tobey or not to be ? op.cit.